Les formes dessinées machinalement, tout en ayant l'esprit occupé, auraient, dit-on, une signification quant à l'état psychique de leur auteur.
J'imagine
Antonio Lobo Antunes faire de tels dessins, automatiques…nous verrions sur la page de rondes arabesques emmêlées, ou alors une sorte de labyrinthe, un trait horizontal, puis un trait vertical à l'une des extrémités du premier, et ainsi de suite. Impasses multiples et implacables, briques de mur occupant toute une page au fur et à mesure du temps. Je serais même d'avis que nous y verrions sans doute à la fois, et des arabesques et des formes labyrinthiques, de couleur sombre…C'est pour moi une forme imagée de ses romans. Tout comme la couverture, magnifique par son abstraction et sa noirceur verdâtre, cratère incandescent, qui donne l'impression de dévoiler en une image l'univers d'Antunes…Mais en lieu et place des dessins, des mots… et quels mots ! L'auteur est le maître incontesté des pensées labyrinthiques, des digressions en arabesque qui s'entortillent, denses, complexes. Les comprendre nécessite du temps, de la patience et surtout du lâcher prise ; les années m'ont peu à peu procuré cette clé.
Lobo Antunes tricote, entrelaçant incessamment les pensées qui viennent à chaque protagoniste, des bouts de paroles, des rêves, le passé entremêlé au présent, d'autres pensées parasites et ce, dans une seule phrase. Pas de point car l'auteur est dans la tête de chaque personnage, véritablement, littéralement dans son flot de pensées et nos pensées, incessantes, ne sont jamais interrompues. Nous pensons sans arrêt. Un chapitre, un protagoniste, une phrase, un soliloque. Lobo Antunes tricote et cela donne une dentelle unique, singulière, d'une beauté sensorielle, d'une poésie sombre, d'une musique envoutante. Lire Lobo Antunes est une aventure intellectuelle. Une expérience, adorée ou détestée.
Les livres que je préfère de cet auteur portugais parlent de l'histoire et de la politique du Portugal, de la guerre en Angola, de l'opposition entre l'avant et l'après Révolution des oeillets de 1974, l'avant et l'après dictature de Salazar. Ce fut le cas avec « L'
exhortation aux crocodiles », et ces voix fantomatiques de femmes, épouses d'hommes proches du dictateur à qui il donne voix au chapitre, et surtout avec «
le manuel des inquisiteurs », un de mes livres préférés, donnant la parole à un homme issu de l'union improbable entre un homme proche du dictateur et une servante pauvre.
Ici, rien de tout ça, nous sommes avec cinq hommes tous liés par un pacte criminel : ils ont tous participé au kidnapping et à l'assassinat d'un chef d'entreprise fortuné. Kidnapping devant sa propre petite fille laissée seule dans le parking souterrain d'où ce père a été embarqué. Pourtant ces cinq hommes le connaissaient depuis l'enfance. Ils ont même fait disparaitre le corps de façon ignoble : à l'acide avant de jeter ce qui restait de lui dans une rivière. Car pas de corps, pas de crime, ne cessent-ils de répéter. Chacun des protagonistes évoque tour à tour, en une ronde vertigineuse donnant le tournis, le déroulement des faits, en pensée, évocation entrecoupée de multiples digressions sur ses états d'âme, ses souvenirs d'enfances, ses obsessions, ses relations conjugales et familiales… Et c'est peu de dire qu'ils moulinent, les nerfs complètement à vif… A nous, lecteurs ahuris, de tamiser ce flot ininterrompu, mais souvent tronqué, et de percevoir la culpabilité, les névroses qui en jaillissent…A nous d'en faire émerger des pépites. A nous d'extraire de ce flux de conscience ininterrompu une signification arrêtée de l'inconscient…
Qui sont ces cinq meurtriers qui doivent absolument garder le secret ? Qui sont ces cinq énergumènes qui vont se faire complétement dépassés par le crime ignoble commis, l'étau se resserrant peu à peu autour d'eux ? Il y a le collecteur de créances (c'est joliment dit pour quelqu'un qui rançonne les clients en retard), dit « collecteur du billard » du fait de sa passion pour ce loisir, le personnage pour moi le plus touchant, qui évoque souvent, et de façon poignante, sa grand-mère, toujours présente malgré sa mort, présente dans les petites graines poilues flottant au hasard entre deux eaux de l'air au printemps, il y a le frère du patron, amoureux de la soeur de l'homme assassiné et assez limité intellectuellement, l'herboriste un homme souffrant d'impuissance, malheureux en ménage et obnubilé par ses problèmes sexuels persuadé que sans corps pas de crime, le second collecteur de créances dont le père est parti à l'âge de sept ans le laissant seul avec sa mère, et enfin le patron, homme gros et laid, lui aussi amoureux de la soeur de l'homme assassiné qui n'a jamais voulu de lui. Des hommes malheureux, des hommes touchants, des hommes misogynes, à la fois fascinés par les femmes et les détestant, parfois odieux et lâches, des hommes ayant hérité d'un lourd passé, jouant très jeunes des rôles qu'ils n'auraient pas dû jouer ou abandonnés. Des hommes restés petits garçons qui voudraient juste être aimés…Des hommes de plus en plus touchants au fil des rondes, à mesure que nous comprenons l'ignominie des gestes exécutés, à mesure que croît la culpabilité…la ronde va s'enrayer, hoqueter, les condamner.
« Après le départ de mon père en compagnie de l'ombrelle j'ai commencé à dormir avec ma mère dans un creux du lit trop grand pour moi et qui avait son odeur à lui, il aurait suffi qu'on jette de la terre dans ce trou pour que je fleurisse en mai, des racines à la place des jambes, des feuilles à la place des bras, ma mère m'arrosant avec l'eau de la bouilloire et le petit bouton de ma tête apparaissant peu à peu… ».
Cette nuit tragique, qui est venu rajouter du sordide au malheur, n'en finit pas, elle n'en finira jamais, plus aucune promesse d'aube, aucun vestige du jour, elle est sans relâche dans les pensées, obsédante, écoeurante, malsaine, noire, elle gangrène leurs têtes, elle agit comme l'acide qu'ils ont utilisé, bouillonnant dans leurs pensées, en bulles presque dorées dans l'obscurité, pour finir par les ronger. C'est une porte impossible à refermer avant la fin, avant la Nuit éternelle… « rien que la nuit et nous minuscules, perdus, sans personne pour nous aider, si au moins un bras pour arranger le drap, si au moins une voix – Gamin – et il n'y a ni bras, ni voix hormis la nôtre – Au secours- ».
De multiples réflexions sont abordées par l'auteur, celle des peurs ancestrales, peur du noir, peur de ne pas être aimé, le thème dévorant de la culpabilité, des pulsions, de la mort, des silences au sein de la famille, de l'absence de désir, de la subjectivité quant à l'existence des éléments quand on ne les voit pas, la paranoïa…Une satire sur les turpitudes de la vie, les efforts vains d'y apporter du sens…mille et une réflexions qui bruissent, qui tournoient, virevoltent, éclosent en explosant, rouge sang, ou carrément noires, par ci, par-là, pour former une forêt foisonnante assez angoissante dans laquelle se frayer un chemin au milieu de bruits incessants :
« …mon Dieu la quantité de bruits qu'on peut entendre dans ce monde pour peu qu'on se montre attentif, depuis celui que fait l'axe de la Terre jusqu'aux murmures des personnes qui sont déjà parties (…) en même temps que le vent dans les pins, un chien dans une ferme au loin, le silence remplis de menus sons de la campagne, insectes, feuilles, herbes, les bruits mats de fruits qui tombaient, les changements d'humeur du vent, l'éternel train trop lointain pour nous emmener à son bord qui traversait la nuit en direction du néant, arrivé au bout de la Terre il tombera… ».
Ce livre n'était a priori pas celui que je préfère de Lobo Antunes de par le thème traité, j'aime avec cet auteur apprendre l'histoire de mon pays d'origine, mais je dois avouer que cette trame policière m'a passionnée…Sorte de vrai faux policier, c'est un livre incroyable, unique, d'où jaillit la pâte inimitable de l'auteur. C'est une lecture que l'on peut qualifier d'exigeante, passionnante, parfois pesante pour peu que nous soyons fatigués, et alors une petite pause est nécessaire pour pouvoir ensuite reprendre le fil de la narration, ou plutôt les fils de la narration devrait-on plutôt dire, mais une lecture toujours surprenante et impressionnante… «
La dernière porte avant la nuit » est sorti en 2018 et a été traduit en 2022 en français, je me prends à rêver que ce soit enfin l'année pour lui d'avoir le Prix Nobel. Mention spéciale également à
Dominique Nédellec pour la traduction, il faut dire qu'il avait remporté le Grand Prix de traduction de la ville d'Arles 2019 pour sa traduction d'un autre livre de Lobo Antunes «
Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau », publié en janvier 2019 par les Éditions
Christian Bourgois fidèles à l'écrivain. Traduire un tel style est une prouesse. A-t-il eu l'impression, en parcourant cette oeuvre, comme moi, de boire « le lait caillé du souffle de la lune » directement au goulot ? Les yeux ronds, l'esprit en ébullition, à tenter de nous fabriquer un sourire avec les matériaux, pas évidents à plier, de l'admiration...