AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782267045581
464 pages
Christian Bourgois Editeur (07/04/2022)
4.5/5   14 notes
Résumé :
Cinq hommes sont liés par un pacte criminel : tous ont participé au kidnapping et à l’assassinat d’un chef d’entreprise fortuné, dont ils ont fait disparaître le corps, espérant que leur forfait reste impuni. Chacun des protagonistes évoque tour à tour le déroulement des faits, multipliant les digressions sur ses états d’âme, les mille et une misères de l’existence, égrenant souvenirs d’enfance et obsessions.
« Sans corps il n’y a pas de crime », ... >Voir plus
Que lire après La dernière porte avant la nuitVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Les formes dessinées machinalement, tout en ayant l'esprit occupé, auraient, dit-on, une signification quant à l'état psychique de leur auteur.
J'imagine Antonio Lobo Antunes faire de tels dessins, automatiques…nous verrions sur la page de rondes arabesques emmêlées, ou alors une sorte de labyrinthe, un trait horizontal, puis un trait vertical à l'une des extrémités du premier, et ainsi de suite. Impasses multiples et implacables, briques de mur occupant toute une page au fur et à mesure du temps. Je serais même d'avis que nous y verrions sans doute à la fois, et des arabesques et des formes labyrinthiques, de couleur sombre…C'est pour moi une forme imagée de ses romans. Tout comme la couverture, magnifique par son abstraction et sa noirceur verdâtre, cratère incandescent, qui donne l'impression de dévoiler en une image l'univers d'Antunes…Mais en lieu et place des dessins, des mots… et quels mots ! L'auteur est le maître incontesté des pensées labyrinthiques, des digressions en arabesque qui s'entortillent, denses, complexes. Les comprendre nécessite du temps, de la patience et surtout du lâcher prise ; les années m'ont peu à peu procuré cette clé.

Lobo Antunes tricote, entrelaçant incessamment les pensées qui viennent à chaque protagoniste, des bouts de paroles, des rêves, le passé entremêlé au présent, d'autres pensées parasites et ce, dans une seule phrase. Pas de point car l'auteur est dans la tête de chaque personnage, véritablement, littéralement dans son flot de pensées et nos pensées, incessantes, ne sont jamais interrompues. Nous pensons sans arrêt. Un chapitre, un protagoniste, une phrase, un soliloque. Lobo Antunes tricote et cela donne une dentelle unique, singulière, d'une beauté sensorielle, d'une poésie sombre, d'une musique envoutante. Lire Lobo Antunes est une aventure intellectuelle. Une expérience, adorée ou détestée.

Les livres que je préfère de cet auteur portugais parlent de l'histoire et de la politique du Portugal, de la guerre en Angola, de l'opposition entre l'avant et l'après Révolution des oeillets de 1974, l'avant et l'après dictature de Salazar. Ce fut le cas avec « L'exhortation aux crocodiles », et ces voix fantomatiques de femmes, épouses d'hommes proches du dictateur à qui il donne voix au chapitre, et surtout avec « le manuel des inquisiteurs », un de mes livres préférés, donnant la parole à un homme issu de l'union improbable entre un homme proche du dictateur et une servante pauvre.
Ici, rien de tout ça, nous sommes avec cinq hommes tous liés par un pacte criminel : ils ont tous participé au kidnapping et à l'assassinat d'un chef d'entreprise fortuné. Kidnapping devant sa propre petite fille laissée seule dans le parking souterrain d'où ce père a été embarqué. Pourtant ces cinq hommes le connaissaient depuis l'enfance. Ils ont même fait disparaitre le corps de façon ignoble : à l'acide avant de jeter ce qui restait de lui dans une rivière. Car pas de corps, pas de crime, ne cessent-ils de répéter. Chacun des protagonistes évoque tour à tour, en une ronde vertigineuse donnant le tournis, le déroulement des faits, en pensée, évocation entrecoupée de multiples digressions sur ses états d'âme, ses souvenirs d'enfances, ses obsessions, ses relations conjugales et familiales… Et c'est peu de dire qu'ils moulinent, les nerfs complètement à vif… A nous, lecteurs ahuris, de tamiser ce flot ininterrompu, mais souvent tronqué, et de percevoir la culpabilité, les névroses qui en jaillissent…A nous d'en faire émerger des pépites. A nous d'extraire de ce flux de conscience ininterrompu une signification arrêtée de l'inconscient…

Qui sont ces cinq meurtriers qui doivent absolument garder le secret ? Qui sont ces cinq énergumènes qui vont se faire complétement dépassés par le crime ignoble commis, l'étau se resserrant peu à peu autour d'eux ? Il y a le collecteur de créances (c'est joliment dit pour quelqu'un qui rançonne les clients en retard), dit « collecteur du billard » du fait de sa passion pour ce loisir, le personnage pour moi le plus touchant, qui évoque souvent, et de façon poignante, sa grand-mère, toujours présente malgré sa mort, présente dans les petites graines poilues flottant au hasard entre deux eaux de l'air au printemps, il y a le frère du patron, amoureux de la soeur de l'homme assassiné et assez limité intellectuellement, l'herboriste un homme souffrant d'impuissance, malheureux en ménage et obnubilé par ses problèmes sexuels persuadé que sans corps pas de crime, le second collecteur de créances dont le père est parti à l'âge de sept ans le laissant seul avec sa mère, et enfin le patron, homme gros et laid, lui aussi amoureux de la soeur de l'homme assassiné qui n'a jamais voulu de lui. Des hommes malheureux, des hommes touchants, des hommes misogynes, à la fois fascinés par les femmes et les détestant, parfois odieux et lâches, des hommes ayant hérité d'un lourd passé, jouant très jeunes des rôles qu'ils n'auraient pas dû jouer ou abandonnés. Des hommes restés petits garçons qui voudraient juste être aimés…Des hommes de plus en plus touchants au fil des rondes, à mesure que nous comprenons l'ignominie des gestes exécutés, à mesure que croît la culpabilité…la ronde va s'enrayer, hoqueter, les condamner.

« Après le départ de mon père en compagnie de l'ombrelle j'ai commencé à dormir avec ma mère dans un creux du lit trop grand pour moi et qui avait son odeur à lui, il aurait suffi qu'on jette de la terre dans ce trou pour que je fleurisse en mai, des racines à la place des jambes, des feuilles à la place des bras, ma mère m'arrosant avec l'eau de la bouilloire et le petit bouton de ma tête apparaissant peu à peu… ».

Cette nuit tragique, qui est venu rajouter du sordide au malheur, n'en finit pas, elle n'en finira jamais, plus aucune promesse d'aube, aucun vestige du jour, elle est sans relâche dans les pensées, obsédante, écoeurante, malsaine, noire, elle gangrène leurs têtes, elle agit comme l'acide qu'ils ont utilisé, bouillonnant dans leurs pensées, en bulles presque dorées dans l'obscurité, pour finir par les ronger. C'est une porte impossible à refermer avant la fin, avant la Nuit éternelle… « rien que la nuit et nous minuscules, perdus, sans personne pour nous aider, si au moins un bras pour arranger le drap, si au moins une voix – Gamin – et il n'y a ni bras, ni voix hormis la nôtre – Au secours- ».

De multiples réflexions sont abordées par l'auteur, celle des peurs ancestrales, peur du noir, peur de ne pas être aimé, le thème dévorant de la culpabilité, des pulsions, de la mort, des silences au sein de la famille, de l'absence de désir, de la subjectivité quant à l'existence des éléments quand on ne les voit pas, la paranoïa…Une satire sur les turpitudes de la vie, les efforts vains d'y apporter du sens…mille et une réflexions qui bruissent, qui tournoient, virevoltent, éclosent en explosant, rouge sang, ou carrément noires, par ci, par-là, pour former une forêt foisonnante assez angoissante dans laquelle se frayer un chemin au milieu de bruits incessants :

« …mon Dieu la quantité de bruits qu'on peut entendre dans ce monde pour peu qu'on se montre attentif, depuis celui que fait l'axe de la Terre jusqu'aux murmures des personnes qui sont déjà parties (…) en même temps que le vent dans les pins, un chien dans une ferme au loin, le silence remplis de menus sons de la campagne, insectes, feuilles, herbes, les bruits mats de fruits qui tombaient, les changements d'humeur du vent, l'éternel train trop lointain pour nous emmener à son bord qui traversait la nuit en direction du néant, arrivé au bout de la Terre il tombera… ».

Ce livre n'était a priori pas celui que je préfère de Lobo Antunes de par le thème traité, j'aime avec cet auteur apprendre l'histoire de mon pays d'origine, mais je dois avouer que cette trame policière m'a passionnée…Sorte de vrai faux policier, c'est un livre incroyable, unique, d'où jaillit la pâte inimitable de l'auteur. C'est une lecture que l'on peut qualifier d'exigeante, passionnante, parfois pesante pour peu que nous soyons fatigués, et alors une petite pause est nécessaire pour pouvoir ensuite reprendre le fil de la narration, ou plutôt les fils de la narration devrait-on plutôt dire, mais une lecture toujours surprenante et impressionnante… « La dernière porte avant la nuit » est sorti en 2018 et a été traduit en 2022 en français, je me prends à rêver que ce soit enfin l'année pour lui d'avoir le Prix Nobel. Mention spéciale également à Dominique Nédellec pour la traduction, il faut dire qu'il avait remporté le Grand Prix de traduction de la ville d'Arles 2019 pour sa traduction d'un autre livre de Lobo Antunes « Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau », publié en janvier 2019 par les Éditions Christian Bourgois fidèles à l'écrivain. Traduire un tel style est une prouesse. A-t-il eu l'impression, en parcourant cette oeuvre, comme moi, de boire « le lait caillé du souffle de la lune » directement au goulot ? Les yeux ronds, l'esprit en ébullition, à tenter de nous fabriquer un sourire avec les matériaux, pas évidents à plier, de l'admiration...
Commenter  J’apprécie          9628
Crime et châtiment revisité (d'avance désolée pour cette critique, mes plombs ont sauté après 400 pages de Lobo Antunes dans le texte - livre à ne pas lire sans un bon électricien à portée de main^^).
.
Cinq personnes (2 collecteurs de dettes dont l'un jouant au billard, un avocat, son frère et l'herboriste) impliquées dans un crime et rongées par leurs consciences -ou plutôt par la peur d'être pris - laissent tour à tour, au fil de l'alternance de chapitres qui leur sont consacrés individuellement comme une farandole d'apparence sans fin ni queue ni tête, libre cours à leurs pensées les plus profondes, secrètes, inavouables, dans un flot de conscience tellement ininterrompu (avez-vous déjà essayé d'arrêter de penser - ou même de noter tout ce qui vous passe par la tête durant 5 minutes ?) qu'aucun point ne vient reposer les neurones du lecteur, pourtant parfois en surchauffe devant les sauts spatio-temporels de leur intimité dérangée, avant la fin de chaque chapitre.
.
En les écoutant se torturer les méninges, nous en apprenons un peu plus sur les circonstances du crime : ses causes, sa réalisation, ses intervenants et ses conséquences mais de là à savoir s'ils se feront prendre, l'herboriste à eux
- pas de corps pas de crime
il faudra vous farcir chacune de leurs pensées pour le découvrir
tout cela étant bien sûr noyé dans un gloubi-boulga de surgissements intempestifs de souvenirs d'enfance, de traumatismes expliquant ou non leurs personnalités, de dialogues d'aujourd'hui mêlés aux résurgences d'hier qui résonnent dans leurs actes et réactions actuelles.
.
L'exercice est probablement aussi amusant à écrire qu'à décrypter, amusant d'intercaler sans prévenir des faits différant dans le temps et dans l'espace au sein d'une même phrase, amusant de démêler ces intrications aléatoires de la pensée - ou d'un simulacre, d'une tentative de reproduction de la pensée - intéressant d'observer son propre cerveau replacer les pièces du puzzle au fil de notre lecture et avec quelle dextérité à n'en pas douter
pourtant, les pourtants sont des oiseaux que seule la jeune fille du parc fait naître même si vous ne pouvez pas les voir avec vos esprits cartésiens, bien que stimulant ce procédé m'est apparu souvent artificiel dans son exécution Chou à moi
- oulala ce n'est pas un livre pour moi ça
car ce qui aurait pu fonctionner avec l'un des personnages n'est que répétition d'un même mode de pensée appliqué à chacun des cinq personnages, pourtant (encore eux, ils sont partout quand je pense à elle) censés être différents moi à Chou
- non c'est à peu près sûr, mon coeur
cela rend les personnages difficilement distinguables - ils le sont par le contenu de leurs pensées à la rigueur, ayant eu des enfances différentes, mais non par leur style d'expression, leur vocabulaire etc qui pourraient, qui devraient, les distinguer
cet effet un peu lisse sur tout le livre contribue à décrédibiliser l'exercice, puisqu'on a rapidement du mal à croire à l'existence de 5 personnes différentes (à moins d'envisager les personnalités multiples d'une seule et encore), mais tend aussi à le rendre un peu monotone, comme le bip incessant régulier et entêtant des machines retenant mon grand-père en vie par un fil, dix ans seulement c'est trop tôt pour perdre son protecteur
il contribue surtout à décrédibiliser chaque personnage pris individuellement : j'ai eu l'impression que chacun d'entre eux était un gros bébé tout peureux et complexé à l'intérieur, chacun d'eux soi-disant gros moche mal aimé, montrant que la personne qu'on est aujourd'hui est bien la somme de celles que nous avons été à chaque étape de nos vies, la somme de nos vécus accumulés, qui plus est avec des histoires, pensées et réactions un peu trop similaires de l'un à l'autre pour sembler réalistes mon grand père à moi
- deviens quelqu'un de bien
certes, nous ne sommes pas tous originaux, mais nous sommes tous uniques et je n'ai pas assez senti cela au fil de ma lecture
heureusement cela est compensé par le fait que nous sommes, malgré nous, trop occupés à notre puzzle pour le déplorer avec fracas
c'est pourquoi je ne révèlerai rien d'autre de l'intrigue, puisque tout l'intérêt est que votre lecture la voit émerger, se dessiner, au fur et à mesure de cette somme de mots intriqués, ma grand-mère à moi tricotant au son des aiguilles qui montrent du doigt le temps qui passe
- une maille en dessus une maille en dessous.
.
Le procédé d'écriture que j'affectionne en lui même est connu, Belle du seigneur d'Albert Cohen en est un spécimen exemplaire, comme tant d'autres que je dévore à chaque fois
et pourtant, même si je commence à douter qu'ils existent vraiment en dehors de la tête de la fille du parc, je ne crois pas avoir eu ce problème dans G.A.V. de Marin Fouquet, par exemple, où certes le fil conducteur de l'auteur était également de nous enfermer dans les pensées des protagonistes jusqu'à en suffoquer tout autant, mais où je crois me souvenir que les pensées de chacun étaient reconnaissables à chaque chapitre, et de fait cassaient régulièrement la monotonie du rythme qui s'installait.
.
La lecture de Lobo Antunes demeure néanmoins originale et, en cela, globalement satisfaisante
elle offre surtout, parmi ce vomi tourbillonnant de tourments, de nombreuses fulgurances dans les descriptions des situations, laissant apercevoir, à ceux qui n'ont pas peur de se fatiguer les yeux et le cerveau, la virtuosité dont la plume de l'auteur peut faire preuve : j'ai aimé observer la plume s'enrouler autour de chaque personnage comme une liane un peu étouffante qui ne veut plus les lâcher, et le lecteur non-plus par la même occasion, ce fut parfois long de se perdre dans les méandres de leurs cerveaux mais cependant fascinant et irrésistible car extrêmement fluide
je vous conseille cependant de ne faire des pauses qu'à la fin d'un chapitre, sous peine de ne plus rien biter à la reprise de lecture - rapport au fait que vous seriez obligés de vous arrêter en plein milieu d'une phrase, et que le style monocorde de l'auteur ne permet pas de distinguer rapidement le personnage dans lequel vous (re)plongerez ensuite.
.
Une découverte aussi divertissante qu'elle peut être éprouvante pour la concentration, tant les dix pages d'intrigue sont noyées dans 450 pages de pensées à démêler ; à réserver aux aventuriers de la littérature, les autres pourraient s'y ennuyer sévère et abandonner !
Commenter  J’apprécie          5837
Me voici revenu vers António Lobo Antunes par la lecture de la dernière porte avant la nuit, roman ô combien déconcertant, déstabilisant même par son style d'écriture.
Au travers d'un récit polyphonique construit sur vingt-cinq chapitres, c'est-à-dire le nombre d'années de prison que les protagonistes de ce meurtre sordide encourent, il y a quelque chose d'obsessionnel dans le narratif de l'auteur, mais qui m'était presque déjà familier. J'avais déjà rencontré cette manière étonnante de nous raconter une histoire dans ma dernière lecture de cet auteur, La nébuleuse de l'insomnie.
L'intrigue tient à trois fois rien. Cinq hommes sont impliqués dans le meurtre d'un chef d'entreprise fortuné auquel ils sont liés depuis l'enfance. Un pacte tacite les lie désormais. Par les différentes voix des protagonistes de ce meurtre qui résonnent dans ce texte à la forme d'un kaléidoscope textuel, nous entrevoyons l'horreur de la scène de crime, l'enlèvement de la victime sous les yeux de sa petite fille, l'assassinat et la disparition du corps dans un baril d'acide sulfurique, avant de jeter le tout dans une rivière toute proche. Autant vous dire que la préservation de la faune et la flore, le sort des poissons qui fraient ici, c'était le cadet de leurs soucis !
Visiblement les cinq protagonistes connaissaient leur victime depuis l'enfance.
Le déroulement des faits est terrible, dans la manière de convoquer la parole de chacun, balbutiante, décrivant froidement l'ignoble événement.
Et puis il y a ces phrases qui se répètent comme des litanies, inlassablement. Certaines font mal.
« Pas de corps, pas de crime. »
« Ne faites pas de mal à ma fille. »
« Quelqu'un nous a balancé. »
Ces cinq meurtriers complices semblent vouloir préserver à jamais le secret qui les a amenés à commettre l'horreur. Une histoire d'argent, semble-t-il.
Chacun, sur ce crime, porte sa voix, posant froidement un regard dénué de compassion. Les voix se croisent, résonnent, s'entremêlent, se délient dans la phrase particulière d'Antunes.
La force de l'écriture démêle les silences, amène des confidences, évoque peut-être des chemins qui ont amené les uns et les autres à se retrouver un jour dans cet entrepôt et commettre l'impensable, l'impensable qui a été cependant savamment orchestré.
Leurs voix s'entrecroisent et délient le passé, emprisonné jusqu'à présent dans des corps trop sûrs d'eux. Ces hommes, ces mâles sûrs d'eux, ces assassins qui continuent à se jauger les uns les autres après, redeviennent sous nos yeux, ce qu'ils sont dans leur existence, ce qu'ils furent aussi, des enfants apprenant la vie, déjà les coups, les rebuffades, les premières désillusions.
Ils expriment leur ressenti, chacun a ses mots, disant la souffrance d'un passé compliqué, l'enfance battue, grandir avec des rêves meurtris ou inexistants. Souvent ce qui est évoqué est une enfance maltraitée avec comme seuls repères des parents qui ne sont plus des parents depuis longtemps quand bien même il existe encore une mère et un père ici ou là. Comment grandir avec cela sur des décombres ? Plus tard, ces enfants grandissent et tentent avec des bras d'albatros d'étreindre des femmes aussi fragiles qu'eux. Ils sont devenus des hommes à la fois odieux, violents et touchants et vont commettre ce crime sordide qui ressemble à ce qu'ils sont à présent.
On entre dans leur maison, dans leur enfance, dans leur corps. On ressent ce qu'ils ressentent.
Craignant d'être arrêtés par la police, ils redeviennent presque naïfs. S'il n'y avait pas ce crime horrible, cette petite fille dont on ne sait pas ce qu'elle est devenue, on pourrait rire comme on rit devant une BD des Pieds Nickelés.
Sur cette trame presque ordinaire, Antonio Lobo Antunes va construire un récit porté par une écriture déroutante, cassée comme une vague qui s'éperonne sur des rochers, tentant de rejoindre le rivage…
C'est cette forme qui saisit à la gorge. D'emblée la couleur est annoncée, on aime ou on n'aime pas.
Mais force est de constater que le procédé non seulement peut prendre tout son sens, mais va bien au-delà du simple exercice de style. Il porte des voix d'hommes autant ahuris par la question de l'assassinat qu'ils ont commis que par celle du doute qui les assaille après, non pas du remords mais quelque chose qui remonte à la surface d'une eau saumâtre. Ce meurtre convoque pour chacun d'eux un passé chez eux qui ne passe pas.
Alors, forcément, chacun cogite, soliloque, revient sur les pas d'avant, revient dans l'entrepôt, revient à la rivière où fut déversé le baril contenant l'acide encore frémissant de bulles, revient à son enfance, c'est un aller-retour avec du gravier dans les chaussures, mais aussi dans la mémoire.
Plus les récits des uns et des autres se sont déliés, plus j'ai été happé dans l'horreur sordide et presque ordinaire de cet assassinat qui prend peut-être son appui bien avant cette nuit tragique.
La force hypnotique d'Antunes nous oblige à déconstruire ce crime pour en déceler l'origine, à commencer par l'ignorance, des peurs d'enfance, des démons qui remontent à si loin.
Derrière ce prétexte d'une trame policière, Antunes nous révèle ce qui n'aurait peut-être pas pu être dit dans une autre langue que celle de ce récit.
Car l'écriture d'Antunes est une langue presque à part entière, qu'on peut aimer ou détester, dans laquelle on peut entrer et se laisser prendre, envoûter, se laisser happer, se laisser défaire, ou bien au contraire rester à la porte de cette écriture, peut-être celle de la dernière porte avant la nuit.
À force de découvrir peu à peu António Lobo Antunes, je le découvre comme aucun autre écrivain. Son écriture est un tempo unique, intérieur, intime.
Il y a dans ce récit presque ordinaire la révélation d'un malaise, celui d'appartenir à un monde dans lequel on a mal grandi. L'écriture non seulement raconte ce malaise, - ce décalage dans le temps, celui de l'enfance, celui du crime, celui d'après où l'on tâche de se raccrocher au déni, mais elle nous raconte bien autre chose dans sa manière d'opérer.
C'est une écriture à la fois éclatée et paradoxalement continue qui oblige à faire venir le passé dans le présent sans lui demander quelconque autorisation.
C'est une écriture belle et fascinante, qui désoriente dans un premier temps pour finalement faire corps, étrangement, dans l'esprit du récit, faire corps à l'ensemble du texte, faire corps avec le lecteur que j'ai été.
C'est sans doute pour cela que j'ai adoré ce roman et continuerai de visiter l'oeuvre d'Antunes.
Commenter  J’apprécie          5328
Né en 1942 à Benfica (Lisbonne), António Lobo Antunes a été médecin psychiatre avant de se consacrer à l'écriture. Il est considéré comme l'une des grandes plumes européennes actuelles. Ses admirateurs espèrent que le prix Nobel de littérature lui sera un jour attribué et ils parlent de lui avec une telle vénération, qu'il a bien fallu que j'ouvre un de ses livres. J'ai lu La dernière porte avant la nuit, son dernier roman, publié au Portugal en 2018, traduit en français l'année dernière.

On ne m'avait pas suffisamment mis en garde, l'exercice est difficile. L'intrigue est pourtant simple, très simple, inspirée de la littérature policière du genre série noire. Cinq individus se sont concertés pour tendre un guet-apens à un homme d'affaires, l'ont tué et ont fait disparaître son corps, le mobile étant de profiter de circonstances favorables pour s'approprier son patrimoine et se le répartir.

Si l'intrigue du roman est simple, très simple, son déploiement est complexe. Lobo Antunes ne recourt pas à la narration classique. Il se place dans la tête des personnages, qui, comme toi et moi, émettent à flot continu toutes sortes de réflexions et de pensées. Chacun des vingt-cinq chapitres est l'expression d'un monologue mental de l'un des cinq assassins. A plusieurs reprises et à tour de rôle, en une phrase unique déstructurée dont la lecture prend une bonne vingtaine de minutes, chacun ressasse le crime, tout en digressant de façon désordonnée sur ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il ressent, ce qu'il craint, ce qu'il espère, ce dont il souffre ou a souffert… sans oublier quelques fantasmes.

Ce concept de phrase unique, hachée par des réminiscences jetées à l'emporte-pièce, m'a d'abord dérouté. Puis je me suis laissé séduire par la touche impressionniste et mystérieuse des propos que les personnages se tiennent à eux-mêmes et qui se lisent avec fluidité. Je ne me suis pas attardé sur les paroles les plus obscures, car j'ai compris qu'elles seraient répétées, ressassées, peut-être clarifiées. J'escomptais en savoir plus dans les chapitres à venir. Mais finalement, c'est là où le bât blesse. Comme je l'ai dit, tout est très simple, trop simple. Les pièces de puzzle apportées au fil des chapitres m'ont paru insignifiantes et je n'en ai pas eu besoin pour me faire une idée de l'image globale.

Lectrice, lecteur, tu reconstitueras facilement l'intrigue et le rôle de chacun des assassins. Des pieds nickelés qui connaissaient leur victime depuis l'enfance. de pauvres types, mal remis de frustrations infantiles, traînant des complexes physiques, réduits à une masculinité minable. Ils essaient désespérément de conjurer leur crainte d'être arrêtés, s'accrochant à des commentaires répétés comme des mantras, tels que « sans corps, il n'y a pas de crime » ou « si personne ne se met à table il n'y aura aucun problème ». Mais ne t'attends pas à un scoop dans les dernières pages.

António Lobo Antunes s'enferme dans un parti littéraire qui s'inscrit dans la ligne de William Faulkner, d'Albert Cohen ou de Thomas Bernhard. Il va même plus loin qu'eux. Dans le Bruit et la Fureur et Belle du Seigneur, des récits classiques s'intercalaient et redonnaient à la lecture une assise que l'on ne trouve pas dans La dernière porte avant la nuit.

Le travail de composition est sans aucun doute colossal. L'auteur ne manque pas d'insérer quelques passages poétiques joliment tournés, mais peu crédibles dans la bouche des cinq personnages. En ce qui concerne ceux-ci, d'ailleurs, j'ai regretté qu'il ne soit pas possible de les différencier clairement. Ils sont nommés en tête de chapitre, leurs souvenirs d'enfance diffèrent, mais ils s'expriment de la même façon, éprouvent des rancoeurs semblables, partagent des fantasmes du même acabit. Peut-être une manière pour l'auteur d'évoquer l'absurdité de la condition et du destin de l'Homme.

Reste à découvrir qui, des cinq gugusses ou de l'auteur, a été le plus fasciné par la soeur de l'homme tué, ses bijoux d'adolescente et sa manie de marcher sur la pointe des pieds.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          383
Publié en 2018 au Portugal et en 2022 en France, c'est le dernier ouvrage en date d'Antonio Lobo Antunes. La trame est d'une grande simplicité : cinq complices décident d'enlever et de tuer un homme pour s'approprier ses biens. L'affaire se déroule comme prévue, mais malgré l'absence de cadavre, dissout dans de l'acide, la police est aux aguets, et l'étau paraît se resserrer sur les coupables. Nous suivons, dans vingt-cinq chapitres, les cinq hommes. Chacun à son tour rumine, ressasse, au-delà des événements liés au crime, les moments clés de son existence.

Ce qui revient, ce qui obsède, c'est l'essentiel, les noeuds, noyaux, autour desquels se sont construites les personnalités, les visions du monde. Pour l'un, c'est le départ du père, un beau jour, pour suivre une femme à ombrelle. Père qu'il n'a jamais revu depuis, au point de se demander s'il le reconnaîtrait maintenant. Pour tous, une sorte d'obsession qui porte sur la soeur de l'homme assassinée, femme idéale et inaccessible, semblant échapper au temps et à toutes les formes de désagrégation. Qui en revanche ne les épargnent pas, dans les personnes familières, les parents, les épouses, et dont eux-mêmes ressentent les atteintes. Les moments de vie se télescopent, semblent simultanés ; passé, présent, futur sont là en même temps, interchangeables. Les ressassements, les répétitions les redites, semblent essayer de camoufler le vide fondamental de ces existences. L'argent de l'homme mort ne pourrait de toutes les façons pas combler ce vide, apporter une véritable satisfaction. Cette dernière paraît à jamais hors d'atteinte, elle s'est perdue quelque part en route, et chacun à sa manière, essaie de comprendre où et comment, sans y arriver.

Tout cela dans le langage et style si particulier de Lobo Antunes, sans douta pas le plus facile à lire, dans lequel il faut pénétrer, trouver une brèche qui donne accès. Mais si on la trouve, c'est une merveille de rythme, de fluidité, d'évidence.

Encore une oeuvre importante du grand auteur portugais.
Commenter  J’apprécie          314


critiques presse (1)
LeFigaro
22 avril 2022
Un vrai faux roman policier raconté par les voix de cinq hommes. Une magistrale comédie humaine.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
...un appartement au deuxième étage sans ascenseur qui sentait presque comme ma grand-mère, autrement dit qui sentait la vieille lavande des coffres, pour aller lui rendre visite il fallait descendre quelques marches, on traversait une espèce de petit tunnel, on arrivait dans une cour avec un bac à laver le linge dont l'un des pieds avait été remplacé par une brique, un vélo appuyé contre le mur, les pneus à plat, qui n'appartenait à personne et deux petits immeubles à la peinture écaillée, on choisissait celui de droite et on montant dans le noir jusqu'à un palier où un sourire enveloppé de lavande, plus petit que moi, nous attendait dans le salon désignant une paire de souliers cirés dans un coin, et le sourire si léger qu'il entrait et sortait par la fenêtre comme ces petites graines avec des poils m'appelant
-Gamin
et moi mourant d'envie qu'il me frôle, encore aujourd'hui, par moments, bon ça suffit les mièvreries, mes parents ne m'ont pas emmené à l'hôpital pour que je lui fasse mes adieux et effectivement à quoi bon si chaque printemps elle entre par la fenêtre, je la distingue immédiatement au milieu des autres graines car c'est la seule qui sourit, elle se pose sur le guéridon, elle se pose sur le cadre du tableau, elle sort entre les rideaux, revient, ressort, ne revient plus, disparait au-dehors...
Commenter  J’apprécie          4910
Le matin où mon beau-frère est décédé c'est lui-même qui m'a réveillé en m'appelant au téléphone pour me raconter tout retourné qu'il avait rêvé cette nuit-là qu'il était mort tandis que moi, dans les vapes, empêtré dans un rêve confus où apparaissaient des bestioles et des nains, je tendais ma main libre, pas encore tout à fait la mienne, à la recherche de l'heure sur ma table de chevet, vu que c'est là que je la laisse au moment de me coucher après avoir retiré le temps de mon poignet, le temps qui passe bien plus vite ici qu'en Province, tout en ville est agité d'un mouvement qui m'a fait donner un coup de pied à la petite qui vit avec moi et elle a immédiatement protesté, pâteuse, en me tournant le dos
- Maintenant pas question je dors
réduite à une ombre allongée avec une touffe de mèches en bataille à l'extrémité visible tandis que j'ouvrais et refermais les doigts dans l'espoir de trouver les aiguilles de ma montre dans une position qui me permettrait de le maudire jusqu'au Luxembourg, où il formait le vœu que la police l'ait oublié après un problème dans une bijouterie où une caméra sacrément maligne l'avait attrapé au moyen de deux phalangettes comme un cheveu de femme sur un col avant de l’exhiber, accusatrice, aux policiers
-Et ça vous pouvez me dire ce que c'est je vous prie ?
en tapotant sur le sol avec le bout de sa pantoufle cependant que mon beau-frère, minuscule à l'intérieur de mon oreille, exprimait le désir de se faire enterrer dans le cimetière où sa mère fabriquait de l'azote depuis des siècles...
(incipit)
Commenter  J’apprécie          297
...la nuit il n'y a pas d'oiseaux si ce n'est des chouettes, des chauves-souris et des chiens errants, pareils aux voix de mes parents dans la chambre, pas une à gauche de l'autre, l'une par-dessus l'autre et moi effrayé, je n'imaginais pas que ma mère des mots aussi aigus ni que mon père riait comme ça de même que je n'imaginais pas que le lit puisse se briser et se reconstruire tout seul et ensuite un silence qui semblait m'engloutir, un robinet très loin, ma mère inquiète
- Pourvu que le petit
m'épiant depuis la porte sans allumer la lumière, moi l'observant parce que l'obscurité habitée par une petite toux, après la toux l'obscurité vide, ma mère de nouveau distante car le lit a soufflé au moment de l'engloutir
- Il ne nous a pas entendus pauvre petit ...
Commenter  J’apprécie          230
Elle va toujours au lit avant moi. Dieu merci, donc quand je me couche je ne trouve qu'une chevelure sur l'oreiller, un pied plein d'orteils (dix, quinze ?) dépassant du drap et entre ces deux extrémités une forme qui enfle et désenfle dont je me tiens éloigné en m'allongeant de l'autre côté du matelas où je me sens seul si bien que j'allume ma lampe pour avoir de la compagnie et je n'en ai pas, ce n'est pas du tout ce que j'attendais, ce n'est pas du tout ce que je voulais, avec les stores baissés et la porte fermée j'ai du mal à respirer, pour passer le temps je fais tourner mon alliance en pensant à ma mère qui ne venait jamais quand j'en avais besoin, en pensant à la secrétaire qui est arrivée dans le service il y a quinze jours et au moins est souriante, quel âge peut-elle avoir, ....
Commenter  J’apprécie          223
quand on ne voit pas les gens pendant longtemps on les retrouve toujours déguisés en grands-parents d'eux-mêmes, pas seulement le visage, le corps, les gestes, le sourire et voilà qu'on a face à nous des créatures de notre âge faisant mine d'être vieilles, quel théâtre la vie, l'envie de demander
- Allez redresse-toi et file donc dans la loge enlever ta mort avec du coton humide je te prie
parce que subitement ce n'est pas la leur, c'est notre mort qu'on voit tandis qu'on se demande effrayé
- je suis devenu comme ça moi aussi ?
Commenter  J’apprécie          242

Videos de Antonio Lobo Antunes (12) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Antonio Lobo Antunes
Retrouvez les derniers épisodes de la cinquième saison de la P'tite Librairie sur la plateforme france.tv : https://www.france.tv/france-5/la-p-tite-librairie/
N'oubliez pas de vous abonner et d'activer les notifications pour ne rater aucune des vidéos de la P'tite Librairie.
Et si pour comprendre les racines de la violence, on écoutait ceux qui traquent la violence et ceux qui s'y adonnent ? Quitte à plonger au coeur du mal…
« Mon nom est légion » d'Antonio Lobo Antunes, c'est à lire en poche chez Points.
autres livres classés : littérature portugaiseVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (108) Voir plus



Quiz Voir plus

Retrouvez le bon adjectif dans le titre - (6 - polars et thrillers )

Roger-Jon Ellory : " **** le silence"

seul
profond
terrible
intense

20 questions
2887 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature , thriller , romans policiers et polarsCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..