Et faire l'amour là où tant de personnes sont mortes est peut-être le seul acte de révolte qui nous reste.
Je ne propose pas à Irène de supprimer ces images révoltantes. Nous avons besoin d'elles. Yolanda, avec ses sept mille morts, a tout d'une star médiatique. Pendant encore quelques jours elle saura défier le principe de "mort kilométrique", cette loi tacite du journalisme, selon laquelle la mort soudaine par intoxication alimentaire de notre voisin de cantine nous intéresse davantage que les deux cents noyés d'un lointain paquebot indonésien.
J'étais pompier, le typhon m'a transformé en croque-mort.
Yolanda joue avec la maison comme un chat avec une souris et, un instant, je pense que ça y est, nous nous sommes envolés, nous tournons dans l'oeil du typhon. Le toit craque de partout. D'un coup, les vitres explosent, une noix de coco roule au pied du lit. Lally hurle, pousse la tête de Rodjun sous la couette, pour le protéger des éclats de verre qui volent dans la pièce, comme des oiseaux devenus fous. Un bourdonnement inconnu secoue la maison.
— Madel ! L'eau ! hurle Lally en me montrant le sol. Le bourdonnement continue. Puis, comme si un immense géant assenait une claque à la maison, les murs vacillent. Une vague déferle dans la chambre. Le lit est projeté contre le mur, Lally chute, Rodjun attrape ma main, je sombre.
-Pas d'eau, rien à manger, mais du wifi : bienvenue dans une catastrophe à l’ère moderne.
Voilà, c’est ça, le fond de l’horreur. Cette petite flamme d’espoir qui vous lacère le cœur et n’en finit pas de vous ronger l’âme. Et quand on décide d l’éteindre, en la pinçant de nos deux doigts, c’est au prix d’une brûlure qui ne nous quittera jamais. La brûlure de l’oubli.
C'est l'avantage d'un typhon sur les conflits : l'horreur se conjugue toujours au passé.
David a perdu foi en sa religion, la médecine, il a compris que ses armes étaient bien faibles face à la colère du ciel. Il vient de découvrir qu’on peut survivre au typhon mais pas au deuil, il vient d’apprendre qu’on peut mourir de tristesse.
Il faudrait des tribunaux internationaux pour juger ceux qui n’ont pas su nous protéger de ce raz-de-marée pourtant si prévisible. Je voudrais les mettre sur le banc des accusés, leur demander pourquoi ils n’ont pas su traduire deux mots sui auraient pu sauver tant de vies. Leur crier que c’est leur faute si Jan a disparu, leur faute si Rodjun… et soudain je me souviens de cette petite main que j’ai lâchée. De ce cri d’enfant qui se fait avaler tout seul au milieu d’un immense marécage plein de serpents. Je me dis que je ne suis pas belle à voir, qu’il y a des choses que, à moi, aussi, on ne saurait pardonner si j’étais sur le banc des accusés.
J’arrache un morceau d’écorce au ficus ; sa peau toute douce est encore gorgée de sève, pleine de vie. En contrebas de la colline, de lourdes vagues s’abattent dans un ruminement constant. Le silence des hommes me fait frissonner ; il n’y a que la mer qui parle encore à Tacloban.
-Vous êtes des journalistes, dit Baba, après un silence. Ne vous laissez pas enivrer par l’odeur de la mort. Nous ne sommes pas des charognes, ne devenez pas des vautours.