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Critique de Alzie


« On ne sait pas comment les mots et les choses font leur chemin et leur travail en nous » écrit Marie-Hélène Lafon (p. 136). Ceux de Cézanne à Pissarro en 1876 griffonnés un jour par elle sur un agenda et mis en exergue de « Joseph » (2014) ont partiellement migré en sous-titre de ce dernier livre pour y faire image « Des toits rouges sur la mer bleue ». Regarder la peinture a précédé chez l'auteure le désir et la nécessité d'écrire. Louvre, Orsay, Orangerie. Portraits, natures-mortes, paysages. La voici en Cézannie entre Aix et l'Ile de France avec un texte qui bat au rythme des pulsations familiales agitant la tribu Cézanne à des dates emblématiquement choisies et au plus près de la psyché des très proches de Paul lui donnant corps indirectement ainsi qu'à ses oeuvres – le docteur Gachet et Pissarro aux premières heures de l'Impressionnisme, son père et bailleur de fonds Louis-Auguste au soir de sa vie, Anne-Elisabeth sa mère et plus fervent soutien, Marie et Rose ses soeurs, son épouse et modèle Hortense Fiquet le jour d'après le décès de Mme Cézanne mère et le fidèle jardinier Vallier. À côté de sa plongée au "creuset des familles" Marie-Hélène Lafon arpente les hauts lieux d'une solitude artistique aussi incomprise que célébrée pour sonder les ressorts d'une création unique et célébrer ses impérissables motifs, de l'humble pomme à l'éternelle Sainte-Victoire, dont les échos pénètrent le coeur de sa propre inspiration littéraire. Fidèle à elle-même et au style recherché qu'on lui connaît la phrase est vigoureuse et l'usage des mots splendide. Marie-Hélène Lafon a un accent qui ne s'oublie pas.

Juxtaposition de fragments d'écriture distincts associés à des moments biographiques disjoints dans le temps et regard superbe accordé par l'auteure aux lieux ou objets évoqués tel le guéridon chantourné de « La Moderne Olympia », le fauteuil de Louis-Auguste, ou lorsqu'elle entre la première fois dans L Atelier des Lauves. Marie-Hélène Lafon ici, au Louvre, avec Pierre Boulez en 2009 dans le bleu et le vert d'un sous-bois peint à l'aquarelle vers 1882/84 et là, à Aix, devant l'insondable tristesse de Mme Cézanne étrangère à la vie parisienne de son fils, relisant trois fois sa lettre de 1874 en ruminant d'être si loin du « poulet chéri », le fils de Paul né de sa relation avec Hortense Fiquet (« Sous-Bois »). La même, au cabanon de Bibémus, « Allant au paysage » comme le peintre dut s'y rendre souvent, y convoquant les pays et personnages de Giono avant de faire parler « la boule », Hortense, qui avait donné un fils au peintre (nommé Paul lui aussi) et lui avait offert tant de regards absents sur ses tableaux avant de devenir enfin l'unique Madame Cézanne à la mort de sa belle-mère. Ou encore, le 18 juin 2022, tournant « autour du corps et des gestes du peintre », plantée devant l'échelle double du haut de laquelle le vieil artiste diabétique atteignait péniblement les Grandes baigneuses et, par effet miroir, faisant venir les ressassements de Louis-Auguste père, peu avant sa mort, au lendemain du mariage régularisant l'union de Paul et Hortense (qu'on lui avait cachée pendant dix-sept ans), traversé par le souvenir de son portrait lisant l'Evénement et de l'allégorie des Quatre-Saisons peinte par Paul sur les murs du salon du jas de Bouffan (« Dans l'atelier fendu »).

On apprend dans ce dernier livre qu'il fut un soulagement après ce qu'elle nomme son lourd chantier de famille (« Les Sources » paru en janvier 2023) et ce qu'il lui a fallu dépasser pour parler d'un tel peintre quand Rilke, Ramuz, Juliet, Sollers, Handke ou d'autres qu'elle n'a pas lu ont déjà tout dit avant elle. On côtoie les doutes nés d'une longue expérience d'écrasement culturel qui, ajoute-elle aussitôt : « ne m'empêche toutefois pas de faire ce que je crois avoir à faire, à l'établi, à ma façon, toujours à tâtons ; ici, en l'occurrence, écrire des variations sur Cézanne comme je m'y autorise depuis des années et peut-être pour quelques années encore, en vagues successives, pour Flaubert (p. 17). » Au compagnonnage avec l'ours solitaire De Croisset qu'on lui connaissait l'auteure agrège ici sa non moins belle complicité avec le plus ombrageux des peintres aixois. Cézanne et Flaubert chacun séparément ami de Zola, installés de longue date dans l'esprit de celle qui « les a couchés sans vergogne sur le papier du même livre dès 2014 (p. 137) », sont ceux qu'elle sollicite et veut réunir à la fin de son livre avant d'imaginer l'ultime séance de pose sous le tilleul de l'atelier des Lauves où, le méditatif jardinier Vallier déroule le fil patient de sa vie devant le peintre qui a usé ses forces jusqu'à la veille de sa mort au mois d'octobre 1906 (« Ecrire. Peindre »).


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