Citations sur Au nom du père (17)
Madde voulait que je fasse quelque chose, Grand-père voulait que je fasse autre chose, papa voulait que je fasse une troisième chose. Trois personnes importantes dans ma vie, dont je me souciais. Oui, cela valait aussi pour Papa après ces journées intenses. Tous attendaient que j’agisse. Mais moi, qu’est-ce que je voulais ?
Il n’a jamais dit qu’il m’aimait, Grand-père n’utilise pas ce genre de mots. Mais je n’en ai jamais douté une seconde.
Je suis assis par terre dans la cour de promenade, dans mon petit espace dans un coin, et je regarde le ciel. J’ai l’impression d’être dans la case en forme de part de tarte d’un Trivial Pursuit géant.
Enfermé.
Mais alors je me dis que c’est peut-être le monde qui est enfermé. L’univers entier. Il n’y a que dans cette petite part de tarte où je me trouve qu’on peut se déplacer librement. Tout le reste de ce qui existe est enfermé.
J’ai vu beaucoup de choses sur le visage de Grand-père en cet instant. J’ai vu de la fatigue, j’ai vu du découragement, j’ai vu de la douleur, et surtout de l’inquiétude. J’ai presque regretté de lui en avoir parlé, je m’en voulais de lui infliger ça.
Si on imagine le pire qui puisse arriver, le monde va malgré tout trouver pire encore, quelque chose de tellement atroce et terrifiant que c’en est inconcevable.
J’ai rêvé que c’était l’été et que je me baignais dans le lac, à la campagne, chez Grand-père. C’était exactement comme quand j’étais petit, sauf que j’étais adulte.
J’ai réfléchi à comment faire avec Papa. Il n’y avait pas trente‑six solutions : le rappeler, ou non. Mais même si je ne le rappelais pas, tout n’allait pas pour autant continuer comme si de rien n’était. Il m’avait contacté, il voulait me dire quelque chose. Si je ne le rappelais pas, j’allais continuer à me demander ce qu’il voulait. Il m’obligeait à choisir, aucune des deux options ne me disait rien qui vaille.
Alors quand il a commencé à m’appeler « le pompier », le reste de la classe lui a emboîté le pas.
Étais-je harcelé ? Peut-être. C’est sans doute ce qu’on dirait aujourd’hui. Mais à dire vrai, à cette époque, je n’y accordais pas plus d’importance que ça. Je vivais enfermé dans mon monde, à tel point que les railleries et l’exclusion ne m’atteignaient pas.
Le vent s’était levé et le lac arborait une teinte gris foncé. On ne voyait pas encore d’oies blanches à la crête des vagues, comme disait Grand-père. De l’autre côté de l’eau, la forêt de sapins se déployait, noire et dense. Le Lunnen est un vaste lac, qui s’étend loin au nord et au sud. Mais ce n’est qu’ici, devant le chalet de Grand-père, qu’il s’ouvre en vastes eaux libres. Ailleurs, il se divise en une multitude de criques et de baies à peine reliées entre elles. En réalité, plusieurs lacs se confondent, parsemés d’îles à foison. Trois cent soixante-cinq, à ce qu’on dit, une pour chaque jour de l’année. Tout dépend de la façon dont on compte.
J’ai rêvé que c’était l’été et que je me baignais dans le lac, à la campagne, chez Grand-père. C’était exactement comme quand j’étais petit, sauf que j’étais adulte.
J’avais cette impression qu’ont sans doute tous les enfants : celle de vivre le moment présent d’une tout autre façon que les adultes. L’été s’étendait de tous côtés, à perte de vue.
Je me laissais flotter à quelques mètres du rivage, muni d’un masque et d’un tuba. Je regardais sous l’eau, ce monde étrange et silencieux. Le fond sablonneux était comme strié de petites, toutes petites dunes, comme un Sahara miniature. La lumière scintillait : sans doute à cause des ondulations à la surface de l’eau. Ici et là, des tiges de roseaux solitaires se balançaient d’avant en arrière. De minuscules poissons, presque translucides, fuyaient quand on tendait la main vers eux. L’embout du tuba avait un goût de caoutchouc, exactement comme quand j’étais petit. À chaque inspiration, mes oreilles sifflaient. Comme un scaphandrier, des centaines de mètres sous la surface.
C’était fou à quel point ce rêve semblait réel.