Kerangal Maylis de, – "Réparer les vivants" – Gallimard-Folio, 2014 (ISBN 978-2-07-046236-0), précédemment publié aux éditions Verticales en janvier 2014 (ISBN 978-2070144136)
Nombreux prix dont le prix de «roman des étudiants France-Culture-Télérama» ou «meilleur roman 2014» de magazine Lire, et autres.
Rien qu’au vu des piles en librairie, de la liste des prix cultureux ou encore du matraquage médiatique, j’avais soigneusement évité ce bouquin. C’était sous-estimer la force de ces institutions, de ce qu’une certaine vulgate marxisante appelle la «superstructure idéologique», l’efficacité de l’appareil publicitaire, la capacité de nuisance de la caste détenant les leviers de la sacro-sainte «communication». Ce livre me fut offert, par une charmante jeune dame de mon entourage proche ! Impossible de me défiler, mon avis était sollicité. Me voilà fort marri.
Commençons par un tour rapide : au vu de la présentation de l’éditeur et de la toute dernière page listant les œuvres issues de la même plume, nous avons ici affaire à un auteur confirmé, ayant publié de nombreux romans depuis l’an 2000. Impression corroborée par l’écriture même du roman : indubitablement, Madame de Kerangal maîtrise son art d’écrire, le récit est mené avec rigueur, l’intrigue est menée sans errement inutile, le style est assumé (personnellement, je le trouve ampoulé et boursouflé, mais bon, n’épiloguons pas sur les goûts et les couleurs). Bien évidemment, nous avons là affaire à un auteur ayant atteint la maturité et découvert «son» style.
A partir de là, le lecteur se dit que le choix du thème principal – la mort accidentelle d’un fils de dix-neuf ans, le don éventuel de ses organes – est lui aussi mûrement réfléchi et délibérément choisi par cet auteur. Nul ne peut nier que la mort accidentelle d’un rejeton de dix-neuf ans constitue un évènement brutal, douloureux, bouleversant au sens le plus radical de ce terme, et que l’éventualité d’un prélèvement de ses organes vient rajouter une couche dramatique d’une violence inouïe, accentuée par l’urgence imposant une décision immédiate.
L’auteur a délibérément choisi ce thème fondamental, elle sait pertinemment qu’il va frapper toutes celles et tous ceux qui ont la chance d’être parents. Cela rappelle un peu le roman «Tu verras» de Nicolas Fargue (que j’ai trouvé quelque peu surchargé de mièvrerie, mais bon…).
La lecture confirme que ce récit a été soigneusement organisé, millimétré, et profondément travaillé. Rien n’a été laissé au hasard soit pour rendre au mieux le drame exposé, soit pour remuer le petit cœur de Margot-des-chaumières, mais dans la catégorie sociale «supérieure» à la clientèle des Harlequins, au choix. Un vieux routier de la lecture ne se laisse plus prendre à ce type émotionnel lacrymal sans y regarder à deux fois, c’est tout le problème avec les vieux schnocks blanchis sous le harnais et ployant sous le faix des livres lus depuis … beaucoup trop de décennies sans doute. Bref, le vieil imbécile regarde les à-côtés, l’arrière-plan, les bas-côtés, le cadre et même les bords chantournés et biseautés du miroir, et là…
Pour les gens de ma génération, celle née au début des années cinquante du siècle dernier, celle qui s’agita entre mai 1968 et grosso modo 1975 en braillant dans les rues, la scène d’ouverture est déjà pleinement révélatrice.
L’auteur y met en scène trois gamins de dix-neuf ans, nés dans les années 1985-1990, dont les parents eux-mêmes sont donc nés grosso modo dans les années 1965-1970 (comme l’auteur, née en 1967) et sont issus de la génération qui «fait» mai-68. Et que font ces trois gamins ? Que cherchent-ils au péril de leur vie ? Ils cherchent à se faire plaisir et peur en surfant sur une vague en hiver au large du Havre, ils recherchent des sensations fortes, aussi hédonistes qu’individualistes. Pour nous qui rêvions de «changer le monde», de soulever «la société», de déclencher une «révolution populaire» si ce n’est «culturelle prolétarienne» (à la pseudo-Mao), c’est d’autant plus consternant que l’auteur mobilise tout son talent et son style pour rendre cette scène la plus esthétique possible, montrant par là combien elle adhère elle-même à ce nombrilisme individualiste du seul plaisir physique d’un corps jeune : elle nage et surfe à pleines brassées dans le jeunisme le plus tartignole.
Et ce n’est que le début. Examinons de plus près les milieux sociaux ici présentés.
Les parents vivent – bien évidemment – séparément (p. 206), le père se prénomme Sean et se livre à la noble activité de confection d’engins de glisse et de surf (pp. 152-155), c’est limite artistique, hein ? Par ailleurs, bien évidemment, il n’est pas français mais anglophone (ça s’impose dans ces milieux-là) et – mieux encore – d’origine maorie, avec les tatouages idoines, garantie de cet exotisme de pacotille tant prisé des cultureux d’Arte (autre exemple avec le «shaper» de la p.155).
La receveuse Claire Méjan est d’ailleurs traductrice vers l’anglais, et tout le roman est ainsi entaché d’anglicismes (exemples p. 79, 84, 114, 121, 212) qui détonnent dans le niveau de langue choisi (ainsi que le barbarisme «alors même que», utilisé à plusieurs reprises comme p. 101, mais passons) auxquels s’ajoute la dose incontournable de citations de variétés anglophones présentées comme des sommets de culture (par exemple Bob Dylan et Neil Young pp. 120 et 122 ou d’autres p. 152). Sans oublier la grand-mère et le cousin qui vivent – bien évidemment – aux Etats-Unis (p. 129).
Juliette, la petite copine du jeune décédé (pp. 141-149), est – bien évidemment – lycéenne en «terminale option Arts plastiques» (p.143) et élabore d’ores et déjà une Grande-Œuvre-d’Art-Contemporain digne d’Arte, de Télérama, et même du supplément «M» du quotidien Le Monde, à n’en pas douter (il fut un temps où les jeunes filles de bonne famille «faisaient» du piano), le tout en citant Villon (p. 146) bien sûr. La description de la rencontre entre la mère du gamin et cette jeune amante de son fils (p. 210) culmine dans un conformisme qui en dit long sur le jeunisme bon chic bon genre : «elle portait un jean slim en velours côtelé rose pâle sur des baskets montantes vert gazon, un twin-set jacquard sous un ciré rouge».
Le médecin Révol est né en 1959 (p.42), il est amateur de prestigieuses lectures si tant plein intéressantes (p.32), ne dort pas (pp. 119-122 - réminiscence involontaire de ces héros de romans policiers états-unisiens standards ?). Il cultive des plantes psychotropes (p. 120), c’est donc un personnage dans le vent (il ne se passe pas un mois sans que le quotidien «Le Monde» ne publie un vibrant plaidoyer en faveur de la légalisation du cannabis, l’un des «arguments» majeurs repris ici étant d’ordre médical). Accessoirement, il est passé maître en matière de manipulation des proches : il vous les cloue sur place de son «profond regard» (pp. 106-107, l’auteur a peut-être elle-même également trop regardé les exécrables séries états-unisiennes peuplées de Grands Chirurgiens Héroïques ici mentionnées).
L’infirmier Thomas Rémige se livre au chant (pp. 74-75). Comme tous les autres personnages de ce roman, il est «magnifique» (p. 79). C’est un Grand Manipulateur (pp. 123-140 puis 160), excellent même puisqu’il parvient à énoncer froidement le contraire de ce qu’il fait (p. 134) ! Dans la gamme de l’exotisme de pacotille, il est allé quérir un oiseau, un chardonneret, hors de prix en Algérie (pp. 167-173), c’est tout mignon.
Rien ne manque dans ce roman, pas même la bête de sexe. Mode oblige, c’est une femme qui endosse le rôle, mais elle occupe un rang social inférieur (comme par hasard) puisqu’il s’agit de l’infirmière Cordélia Owl (encore un nom qui mélange les genres et les origines, comme par hasard également). Elle endosse la seule scène sexuelle explicite du roman, qui – bien évidemment – se déroule dans des conditions lamentables près des poubelles (pp. 35-36), elle en est obsédée au point de ne pas écouter le Grand Docteur (pp. 115-117), c’est vraiment pas beau, hein ? Mais il faut bien adjoindre un peu de piment dans toute cette sauce douceâtre.
Le portrait de Marthe Carrare (pp. 177-189) qui – bien évidemment – élève seule sa fille (p. 188) culmine dans un avortement (p. 188).
Il y aurait encore d’autres remarques à formuler sur d’autres personnages moins présents dans le récit (le bel italien Virgilio – lui aussi bien évidemment «étudiant d’exception, interne hors norme» p. 246 et sa tigresse Rose pp. 229-241), mais je terminerai par la description de la tribu du Grand, Noble et Beau Docteur chirurgien Harfang (pp. 189-194). Ces pages ont le mérite de nous faire toucher du doigt le racisme social courant dans une certaine littérature et une certaine strate sociale de notre beau pays, cultivant hypocritement un égalitarisme outrancier de façade.
Le pire, c’est qu’il existe vraiment de tels clans, surtout dans des secteurs comme la médecine, le droit ou le spectacle, où il est dorénavant admis de faire des carrières météoritiques du moment que l’on est le fils ou la fille de Machinchose, moyennant des combines et un favoritisme de moins en moins dissimulés. De nombreux sociologues soulignent d’ailleurs combien l’accession des filles au même niveau d’étude que les garçons a considérablement renforcé l’endogamie professionnelle, qui s’achemine inéluctablement vers un système de caste à l’indienne.
Que notre auteur décrive ici ce phénomène avec une telle empathie (le terme «dynastie» survient p.190) relève soit de l’angélisme béat, soit de la complaisance d’entre soi, soit de la sur fréquentation des plus basses séries états-unisiennes, soit de l’adhésion pure et simple aux pires théories de l’Übermensch voire de la supériorité aryenne. La scène des courses à vélo et du mépris des épouses (pp. 193-194) relève de cette idéologie de la soumission imbécile, effectivement pratiquée dans ces milieux-là pour faciliter une carrière auprès de celui qui – bien évidemment – participe au marathon de New-York (p.190) et dispense un «exposé étincelant» (p.194).
La dernière pousse de ce clan est – bien évidemment – une fille, une harfanguette, affectueusement présentée comme une toute blanche colombe (par opposition à la vilaine infirmière victime de ses instincts les plus bas) « la jeune fille en manteau blanc, également postée là, silencieuse, et qui se décolla du mur… » (p. 248) on se croirait dans «Nous deux».
Tout ceci nous amène au ressort idéologique profond de ce roman doucereux, à savoir la promotion de l’idée selon laquelle l’être humain ne vit que dans son cerveau, que le corps n’est qu’une machine, un réservoir d’organes manipulables à volonté (pp. 43-46). Ce thème très à la mode sert de caution à la promotion de la dissociation du corps et de l’esprit, s’incarnant dans la gestation pour autrui, le changement de genre à la demande (remboursé par la sécu), l’euthanasie des gens qui déraillent (surtout s’ils sont âgés ou gravement handicapés), le traficotage des embryons, et bien d’autres idées magnifiques visant à «améliorer» l’espèce humaine, pour aboutir à une «race des seigneurs» que les nazis ne faisaient qu’entrevoir bêtement.
Avant de lire ce roman, j’étais plutôt favorable au don d’organes, après une telle lecture, je ne suis plus du tout certain du bienfondé de cette démarche…
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