Il n'y a rien de plus ennuyeux que la vérité. Il préfère les histoires.
A chaque fois la douleur agit comme un signal. Une petite voix lui souffle que ce n’est pas normal pour un garçon de faire ça. Il se sent coupable, il rougit de honte.
Il n’est pas le fils espéré.
Il ne veut pas conduire le coude sur la portière et la clope au bec, se foutre la main au paquet pour le remettre en place, avoir une démarche de Cow boys, cracher sur les trottoirs et siffler dans la rue, se moucher d’un doigt et pisser contre les murs. Il ne veut pas lire le journal pendant que sa femme prépare la popote en cuisine, attendre qu’elle le serve à table, manger la bouche ouverte, écraser son mégot sur le bord de l’assiette, et après le repas se curer les dents avé. Une allumette ou un ticket de métro. Il ne veut pas non plus prétendre que cette idiote n’a pas un sous de jugeote, et qu’elle n’est bonne qu’à torcher les gosses. Non, vraiment, plutôt mourir que de devenir ça, si c’est bien ça qu’ils appellent un homme.
Il a grandi à Paris et il est incapable de concevoir sa vie ailleurs.
Le garçon se fiche bien de ce que les autres pensent. Il résiste. Il devient fort. Aussi solide qu'un bloc de pierre. En lui-même il jubile. Aligner les points sur la trame du canevas le détend. Il s'oublie dans la répétition de ce geste à la fois simple et délicat. On peut toujours se moquer de lui, pendant ce temps, il brode des pétales de rose.
Le ciel bas et lourd pèse comme le couvercle du poème dé Baudelaire qu’il étudie en ce moment dans son cours de français.
Ce projet d’Opéra sonne le début d’une série de grands travaux qui vont transformer leur quartier. Il marque la fin d’une époque. Dans la rue d’Austerlitz, une fois par mois, un rémouleur et un vitrier passent proposer leurs services. L’un crie : Couteaux, ciseaux ! L’autre hurle : Vitrier ! Mais p’us Pour le temps. Ces petits artisans ambulants, derniers vestiges d’un monde en noir et blanc, vont bientôt disparaître avec leur temps.
A la fin du mois de juillet, nouveau coup de tonnerre : l’Assemblee nationale vote la dépénalisation de l’homosexsualité. Gérard voit rouge : Quoi, ces tarés vont pouvoir s’enfiler sans qu’on ait le droit de rien dire ? Annick proteste : Enfin Gérard, modéré un peu ton langage, les gamins sont pas sourds.
Un bébé ça se fait par les voies naturelles, un point c’est tout ! Pas dans une éprouvette ! Un tube à essai, non mais on aura tout vu ! Quelle horreur ! S’indigne madame Mallard qui s’est arrêtée de brosser. Le coude posé sur le manche de son balai-brosse, elle ajoute : Et je vais vous dire, entre parenthèses, c’est des femmes qu’ont des problèmes, hein ... Elles n’ont qu’à pas avoir de gosses et pis c’est tout ! Annick s’arrête aussi, d’un revers de main elle s’essuie le front : Moi je pourrais pas. Ah ça non ! Mon gamin je pourrai pas le regarder pareil. C’est des monstres qu’on nous fabrique là, vous croyez pas ?
Il doit faire face à une double pression : à l’intérieur, le poids de son secret de plus en plus lourd à porter, et à l’extérieur, la peur d’être démasqué.