Une 373ème critique aura-t-elle l'ambition d'ajouter quelque chose à toutes celles qui l'ont précédées, dont certaines vraiment talentueuses ? Et encore, je ne les ai pas toutes lues, loin de là ! Mais j'ai quand même très envie d'exprimer les émotions que ce roman a suscité en moi, et pour une fois je vais le faire "à chaud", négligeant la pile sur ma table de salon qui me supplie : "et nous, c'est quand qu'on a droit à notre billet ? Tu nous as lus avant, c'est de la triche !" "Ne vous en faites pas, votre tour viendra bientôt (ou pas)" je leur réponds, me sentant un peu coupable... Mais je m'égare.
En juillet 2020, j'ai lu "
Le bal des folles" de
Victoria Mas", et j'en avais retiré un sentiment un peu mitigé, frustration, envie d'en savoir plus. Et parmi mes ami(e)s babeliotes, vous avez été plusieurs à me conseiller cette Salle de bal, dont je ne connaissais pas l'existence ni l'auteure avant. Je vais commencer par vous remercier de ce conseil, même si j'ai finalement mis près de deux ans à le suivre. Vous aviez raison, pour moi il n'y a pas photo, celui-ci est nettement plus approfondi, et mieux documenté. Mais l'objet de ce billet n'est pas de comparer les deux romans, dont chacun a ses qualités propres.
Anna Hope a voulu à travers ce roman évoquer la mémoire d'un de ses ascendant qui a été interné dans l'établissement où se déroule le récit. Elle en a changé le nom, il est devenu "Sharston", mais il se situe au même endroit, dans le Yorkshire, et à la même époque. Nous sommes en 1911, et une nouvelle théorie se répand dans les hautes sphères : pour limiter les effets délétères de la paupérisation qui s'accentue à cette époque, il serait bon de contrôler les effectifs des pauvres, et l'un des moyens envisagés pourrait être radical : il s'agit tout simplement de stériliser ceux qui sont considérés comme "faibles", c'est-à-dire en gros ceux qui ne correspondent pas aux critères déterminés pour faire partie d'une race "supérieure". Ca ne vous évoque pas quelque chose ? Ce sont les prémisses de l'eugénisme, en vue de "l'amélioration" des humains, théorie soutenue entre autres par Léonard Darwin (fils de Charles), et par
Winston Churchill, alors Ministre de l'Intérieur. J'avoue avoir été très surprise, voire choquée, que ce dernier ait pu adhérer à ces théories, alors même qu'il allait combattre ceux qui avaient mis la théorie en pratique quelques décennies plus tard.
Pour se retrouver à l'asile, il suffisait de pas grand-chose à cette époque ; être un peu rebelle comme Clem, une jeune bourgeoise qui a refusé d'épouser l'homme choisi par sa famille ; avoir un "coup de mou" comme John taxé de "mélancolie" après un drame familial ; ou avoir momentanément "pété un plomb" (et une vitre) comme Ella qui n'en pouvait plus des conditions de travail à la filature. Et pour certains, on ne sait pas exactement pourquoi ils sont arrivés là, c'est le cas de Dan, un peu trublion et ami de John qu'il appelle Mio capitane.
Ella qui vient d'arriver se retrouve à travailler avec Clem à la blanchisserie et elles vont nouer des liens tout en dénouant les draps dans cette atmosphère moite et brûlante. de leur côté, John et Dan creusent des tombes dans lesquelles seront enterrés de façon anonyme et par paquets de six ceux qui ne ressortiront de l'asile que les pieds devant, les "chroniques". Hommes et femmes sont séparés et ne se retrouvent pour les plus chanceux, ceux qui sont choisis parce que bien sages, que les vendredis, jour de bal. Ce bal est l'une des innovations instaurées dans l'établissement, car certains pensent que la musique et la danse peuvent contribuer à la guérison des patients. le docteur Charles Fuller est de ceux-ci, même s'il est très intéressé par la théorie de l'eugénisme dans ses aspects les plus modérés. Il songe d'ailleurs à faire part de ses convictions lors d'une intervention au congrès de la Eugenics Education Society qui doit se tenir prochainement à Londres. Il y voit l'occasion de mettre en valeur son rôle dans l'asile, où il est non seulement médecin adjoint, mais aussi chef d'orchestre lors des bals.
Nous suivrons John, Ella et Charles alternativement durant l'année 1911, où leurs destins vont se lier de plus en plus étroitement. On s'en doute, John et Ella vont se croiser et se plaire, et l'un des axes du roman va être l'évolution de leur idylle, contrariée par la difficulté de se voir et se connaître en-dehors des rares moments institutionnalisés comme le bal du vendredi et les quelques fêtes qui rythment l'année des pensionnaires. Une histoire d'amour qui m'a touchée, évidemment, parce que les deux protagonistes sont attachants et qu'on a envie d'une issue heureuse. Mais j'ai trouvé le personnage de Charles bien plus complexe, et partant, plus intéressant. Au départ, c'est plutôt un bon bougre, on sent qu'il s'intéresse au bien-être des pensionnaires et cherche plus les réinsérer qu'à les contraindre. [D'ailleurs, j'ouvre une courte parenthèse pour souligner que l'asile dépeint dans ces pages est plutôt "évolué" par rapport à d'autres descriptions que j'ai pu lire. Les hommes travaillent à l'extérieur, notamment pour les fermiers du coin, on y produit en grande partie la nourriture (ce qui permet aux "patients" d'être mieux nourris que de nombreux anglais à cette époque), et on s'efforce de subvenir correctement aux besoins vitaux. Ce n'est pas toujours le cas ailleurs. Bien sûr on croise aussi des surveillants brutaux, et certains "traitements" laissent perplexes, comme le nourrissage forcé de Clem, mais dans l'ensemble l'établissement m'a semblé disons un peu moins inhumain que d'autres.]
Mais revenons à Charles. C'est une sorte de médecin de seconde zone, d'ailleurs il est embauché comme auxiliaire au début. En 1911 il a réussi à être promu médecin adjoint et à se voir confier la direction de l'orchestre. Peu à peu son ambition grandit, et ses idéaux vont glisser parallèlement vers des objectifs nettement moins nobles que le bien-être des patients. On sent une grande ambigüité en lui, notamment en rapport avec ses inclinations sexuelles, même si ce n'est que suggéré. Il ne supportera jamais ses penchants, et cela va contribuer à la déviation de ses mobiles. J'ai trouvé très intéressant le mécanisme par lequel une personne animée de bonnes intentions au départ va se transformer jusqu'à devenir capable des pires exactions.
Venons-en maintenant aux petits détails qui m'ont empêchée d'aller jusqu'au coup de coeur. Et en premier lieu, la dernière partie du récit, décevante pour moi, mais qui a plu et plaira sans doute à bien d'autres. Je suis sans doute un peu tordue. D'ailleurs si j'avais été jeune en 1911, nul doute que j'aurai terminé à l'asile ! Ouf ! Et ensuite, j'aurais préféré que la narration soit faite à la première personne pour chacun des trois personnages principaux, je trouve que cela aurait permis de mieux les caractériser en donnant un phrasé propre à chacun par exemple.
Mais ce ne sont que des détails qui n'ont pas du tout nui à l'intérêt de ma lecture. Lecture que je recommande bien sûr à tou(te)s celles et ceux que le sujet de la folie interpelle. "La folie qui m'accompagne, et jamais ne m'a trahie...Champagne !" (
Jacques Higelin, qui me manque...)