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Critique de berni_29


C'est un bout de glace à la dérive comme le sont les continents intérieurs.
Ici, c'est la banquise à perte de vue, l'infiniment blanc.
C'est une horizontalité minérale, solitaire jusqu'à l'os.
Nous sommes au nord du cercle polaire arctique. Sur ce territoire qui s'apparente à une presqu'île et qui s'appelle Solak, trois hommes cohabitent comme ils peuvent avec des missions bien particulières. Il y a tout d'abord Grizzly, un scientifique taiseux, professionnel du climat préoccupé d'aller relever sa sonde tous les jours. Il aime se pencher avec philosophie sur l'état déplorable du monde, aime lire les grands auteurs... Il y a Roq et le narrateur Piotr, deux soldats dont je ne suis pas curieux de connaître le passé trouble qui les a amenés ici ; leur mission consiste à défendre, à surveiller le drapeau d'une nation, hissé au milieu de cette station polaire. Les lectures de Roq, quant à elles, se cantonnent à des magazines pornographiques dont les pages sont froissées, jaunies, à force d'avoir été triturées dans tous les sens... Autant vous dire que les palabres philosophiques, écologiques ou bien disserter sur Shakespeare, ce n'est pas trop sa tasse de vodka...
Cohabiter, survivre...
Ils étaient quatre, si l'on compte un certain Igor qui n'a pas survécu... Alors il faut le remplacer, c'est aussi simple que cela... Qu'à cela ne tienne, déchirant la blancheur sidérale du paysage, un hélicoptère ravitailleur approche en vol stationnaire, il vient d'hélitreuiller sur Solak un jeune soldat, juste avant l'hiver arctique et la grande nuit polaire qui s'apprête à commencer. À la faveur du ravitaillement, le jeune militaire est à peine déposé sur le sol que l'hélicoptère s'éloigne déjà, repart avec la dépouille d'un soldat presque inconnu vers le monde des terriens, vers le monde des vivants j'ai presque envie de dire, refermant le couvercle sur cet espace désormais clos. La grande nuit peut commencer...
Parmi la cargaison déposée, figurent des denrées précieuses pour survivre, tenir le coup, pas forcément tenir débout car si la vodka sait ouvrir le paysage, y déverser des torrents de lumière, des rires de femmes, des ciels constellés d'aurores boréales, le voyage pose très vite ses limites et son fardeau au tangage de la nuit.
Le décor est ainsi planté dès les premières pages ainsi que son comité d'accueil.
Oui, survivre, Piotr le narrateur en sait quelque chose sur le sujet, cela fait vingt ans qu'il est là... Quand on est ici de manière volontaire, - car c'est un choix pour ses hommes, on peut s'interroger sur la férocité et la vacuité de leurs existences d'avant, avant de poser le pied sur cette étendue à la fois immaculée et pleine de brutalité.
La grande Nuit s'apprête à venir...
« le lendemain matin, elle était bien là, main dans la main, avec l'hiver comme deux esprits malins qui nous auraient cousu le visage dans notre sommeil. La grande Nuit. »
Les mois vont alors se succéder, un par chapitre, d'août à mars...
Solak est bien plus qu'une île, c'est un huis-clos oppressant. Et comme dans tout récit construit sur ce registre, il y a toujours un élément perturbateur qui arrive, un caillou dans la chaussure, quelque chose qui va dérégler le cours des planètes à jamais...
On l'appelle le gosse, le môme, cette nouvelle recrue qui vient de débarquer, qui commence à prendre ses marques, composer avec l'humanité d'ici. Il y a de la tristesse dans son regard. Il ne parle pas, et pour cause, il est muet, d'un silence aussi impénétrable que la nuit polaire, mais il écrit, écrit beaucoup sur un cahier, déchirant parfois les pages quand il veut s'exprimer aux autres...
On sent bien que son arrivée est de nature à perturber un équilibre déjà si fragile, si instable. Et puis Roq, il ne faut pas le provoquer, Grizzly et Piotr en savent quelque chose...
Une étendue immaculée, quelques baraquements...
De temps en temps rôde celui qu'on appelle le Pater, l'ours blanc... Je me suis demandé au fil des premières pages d'où pouvait venir le danger dans cette histoire, à quel endroit se situait la sauvagerie d'un tel lieu, la menace... Plus tard, je ne me posais plus ce genre de questions...
Survivre, se confronter...
J'ai aimé ce récit féroce, abrupt, qui ressemble par moments à une tragédie antique ou à d'autres moments à une odyssée solitaire et intergalactique jetée hors du temps.
J'ai aimé vivre avec la pensée du narrateur, ses réflexions, son angoisse existentielle, parfois la vodka vient poser un peu de détachement lorsqu'il questionne l'humanité, l'état du monde, parfois la vodka aide à panser de vieilles blessures mal refermées... D'autres fois il se contente de se tenir à distance de ceux-là avec lesquels il est condamné à partager cette solitude qui fait tant de bruits en lui...
J'ai aimé le style, l'écriture âpre de Caroline Hinault, ses phrases acérées, qui secouent, qui cognent au ventre...
Il y a une tension qui va aller crescendo, j'ai été emporté dans la fulgurance d'une comète et je n'imaginais pas qu'elle traverserait les pages de cette grande nuit polaire dans une déflagration d'une telle intensité.
Solak, c'est la solitude à l'état pur, c'est le soleil qui est passé dans l'envers du décor et qui n'est pas prêt à refaire surface. Solak, c'est un cri nu jusqu'au bord ultime de la nuit, emportant les aurores boréales et leurs dernières illusions...
Solak, un mot imaginaire qui claque comme le tempo d'un jazz de Mile Davis et qui vient rayer la grande nuit, So what ! So what !
Un coup de coeur que je vous supplie de lire !
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