Celle qui brûle

Irene avait quatre-vingts ans, mais elle se sentait beaucoup plus jeune. Pas seulement parce qu'elle était alerte et bien portante (malgré sa cheville foulée), mais surtout parce qu'il était impossible d'avoir l'impression d'avoir quatre-vingt ans. Personne n'avait l'impression d'avoir quatre-vingts ans. Si on lui avait demandé son avis, elle aurait répondu que dans sa tête , elle avait plutôt trente-cinq ans. Ou quarante à la rigueur. Un bon âge, quarante ans. On sait qui on est. On a laissé derrière soi la frivolité et les incertitudes de la jeunesse, mais on n'a pas encore eu le temps de s'endurcir, de devenir intraitable.

Parfois, alors qu'on s'y attend le moins, le vent tourne et tout change.

Lors d'une journée de printemps comme celle-ci, le paysage était un camaïeu de verts : vif sur les jeunes rameaux des platanes et des chênes, olive pâle dans le feuillage des saules pleureurs du chemin de hâlage, citron vert presque électrique pour les lentilles d'eau à la surface du canal.

Elle sait ce qui va se passer parce qu'elle l'a déjà vu à l'oeuvre. Elle a vu ce qu'il a fait à son amie, avec quelle sauvagerie il...

" Pfff, non mais vraiment, marmonna Irene, et elle referma le roman pour le poser sur la pile des livres à donner. Quelle nullité, ce bouquin..."

" Les femmes adorent les policiers ! avait argué son agent. C'est la catharsis de se voir en position de victime qui leur plaît" )

Le père de Laura, Philip, avait troqué son rêve de devenir scénographe de théâtre contre un boulot stable dans la ville voisine, où il travaillait comme comptable. « Comptable ». Rien que le mot avait le don de faire lever les yeux au ciel de Janine. Elle soupirait, tirait longuement sur sa cigarette et grommelait :
- Tu parles d'un métier excitant.
- La vie n'est pas toujours excitante, Janine, rétorquait son père. Parfois, il faut savoir se comporter en adulte.
- Parce que les adultes sont condamnés à mourir d'ennui, Philip ?

Vous êtes indien, non ?
- Je suis né à cinquante kilomètres de Londres, répliqua-t-il.
- Ah."

D'accord, Norman Mailer avait poignardé sa femme avec un canif et William Burroughs avait abattu la sienne, mais c'était une autre époque , n'est-ce pas ? Les gens étaient devenus tellement intolérants, on ne pouvait plus faire ce qu'on voulait en toute impunité.

Après la mort de William, Irene avait traversé une période assez difficile. Aujourd'hui, on parlerait de dépression, mais à son époque, il n'y avait pas vraiment d'expression consacrée. Angela appelait ça " vivre avec le chien noir".

Elle avait aussi besoin de lui dire qu'elle avait jeté un oeil à son manuscrit et que ça ne lui avait pas plu, tous ces allers et retours, ces sauts intempestifs dans la chronologie. Comme le dernier, cet affreux roman policier. Ce n'était tout de même pas compliqué de commencer par le début, bon sang ! Pourquoi, personne ne semblait plus en mesure de raconter clairement une histoire, du début à la fin ?