"
Les vaincus" d'
Irina Golovkina sont les perdants de la révolution bolchevique, ces représentants d'une noblesse autrefois toute puissante, que l'on a surnommés les "blancs".
Avec comme point central de son récit les membres -du moins les membres survivants- de la famille Bologovski, issue de l'aristocratie militaire, elle met en scène une riche galerie de personnages, dont les terribles destins reflètent les humiliations et les violences subies par ces vaincus.
Certains de ces héros affichent une personnalité aux caractéristiques assez marquées pour paraître caricaturale. Ainsi la jeune Assia Bologovskaïa et sa fraîcheur naïve, enfantine, son optimiste bienveillance qui lui permet, il est vrai, de surmonter les épreuves avec une étonnante vaillance. Ainsi la grand-mère de celle-ci, l'intraitable Natalia Pavlovna et sa conviction d'une supériorité innée, qui en fait le symbole même de cette condescendante dignité que l'on associe à une aristocratie révolue. Oleg, habité d'une très haute -et grandiloquente- idée de la morale et de l'honneur, représente quant à lui la facette masculine de cette caste. L'infirmière Iolotchka enfin, bien qu'issue d'une classe moyenne et laborieuse considérée par la nouvelle autorité comme amie du peuple (ses parents étaient respectivement médecin et enseignant de campagne), admire une noblesse qu'elle assimile à des idéaux chevaleresques d'héroïsme avec une exaltation qui s'oppose à l'austérité de son attitude et à la sécheresse de son existence.
Oleg et Iolotchka sont ceux qui expriment avec le plus de force la nostalgie intensément douloureuse d'une noblesse perdue, et pas seulement au sens social du terme. Cette Russie dont ils étaient si fiers -et pour laquelle Oleg, en tant que soldat, s'est battu-, gangrenée par un excessif relâchement des moeurs, est dorénavant le territoire d'hommes rustres et de femmes vulgaires, sales, dénués de toute grandeur d'âme.
La première partie du roman livre ainsi une vision manichéenne de cette société russe post révolution, opposant les grossiers, incultes et brutaux représentants du peuple à ces survivants de l'aristocratie qui auraient hérité de leur lignée hauteur morale, culture et savoir-vivre. Cette opposition est appuyée par la description précise des conditions dans lesquelles survivent ces membres de l'ancienne classe dominante.
Victimes de ségrégation, obtenir un emploi leur est quasiment impossible. Suite à la réquisition d'une partie de leurs demeures, ils partagent dans la promiscuité les pièces de leurs logements transformés en appartements communautaires où s'entassent des familles qui se croisent dans la cuisine, dans une ambiance d'agressivité et de suspicion, les uns épiant les autres...
Réduits à une pauvreté croissante, se défaisant peu à peu de leurs biens pour un morceau de pain ou un sac de farine, ils sont par ailleurs soumis à une persécution systématique qui occasionne une terreur constante, la Guépéou (la police politique) étant susceptible à tout instant de frapper à la porte pour emmener l'un ou l'une d'entre eux. La menace de la torture, des camps, de la déportation, est omniprésente.
Au fil du récit, l'aspect caricatural évoqué ci-dessus est par moments contrebalancé par des figures plus nuancées, telle celle de Nina, veuve du frère d'Oleg, chanteuse mariée en secondes noces à l'un des Bogolvski, que sa soif de vivre amène à faire des compromissions, ou celle du jeune communiste Viatcheslav, dont même Oleg apprend, malgré leurs oppositions, à apprécier la droiture et l'intelligence, et qui réalise peu à peu la propension de ses semblables à pervertir les idéaux.
Car ce n'est pas tant l'idéologie qui est finalement remise en cause, dans "
Les vaincus", que son application tyrannique, sans discernement, par les hommes. Ses héros ne regrettent pas tant une monarchie qu'ils admettaient eux-mêmes à bout de souffle, qu'un idéal moral et culturel voué à l'extinction.
Tout au long de ce récit très dense, dont je vous tais volontairement les innombrables méandres romanesques, sont mis en scène les clivages et l'incompréhension qui président aux relations entre vainqueurs et vaincus. Entre ces deux mondes, les interactions sont rares, basées sur la méfiance et la domination, comme une revanche sur un temps pas si lointain où le jeu de domination était inversé. Plutôt qu'une lutte des classes, la société russe a entrepris le combat contre une classe, l'objectif étant son anéantissement.
Récit d'une transition brutale, intransigeante, inhumaine, "
Les vaincus", s'inspirant de la tradition des grands romans russes du XIXème siècle, en a l'épaisseur et le souffle. le récit d'
Irina Golovkina oscille entre une théâtralité parfois caricaturale, et des moments où, semblant se raviser, elle modère son propos, peinant parfois à trouver un juste équilibre entre veine romanesque et réquisitoire.
Mais c'est à lire tout de même, pour le plaisir de retrouver ces grandes sagas russes qui vous installent au coeur même de leurs galeries de personnages dont on suit le détail des vies tragiques et mouvementées, et des événements qui, de drames en rebondissements, s'y déroulent...
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