Citations sur Minuit dans la ville des songes (157)
Maintenant, je vis dans une maison au bord de la forêt. Vers cinq heures du soir, l'hiver, je fais du feu dans un poêle en fonte noir et je relis de vieux livres. Je lis trois pages, je regarde la danse des flammes, je m'endors un peu, je rattrape mon livre, tourne deux pages, ajoute une bûche...Je serai bientôt vieux. Je dors souvent.
(incipit)
Je regardais les bateaux blancs frôler le château d'If et filer vers la Corse. Ils s'évaporaient au loin dans les premières brumes de chaleur.
Touché par les premiers rayons du soleil, Bastia est un abricot. Des façades ocre, rousses, roses, des jalousies vertes. Une ville à flanc de montagne, qui de tous ses yeux regarde la mer et l'Italie.
Je ramasse un mot, je le regarde, le flaire, le caresse, je le mets dans ma bouche, comme un petit galet rouge ou vert de rivière, puis dans l'une des mille poches secrètes que je me suis inventées. Je voyage avec ce bourdonnement de mots qui ne pèse rien, ce nuage d'émotion. Chaque jour je marche, je parle avec tout ce qui bouge autour de moi et je ramasse des mots. Je ne possède que cette maison de mots.
J'ai passé toutes ces années à ramasser des mots partout, au bord des routes, dans les collines, sur les talus du printemps, le banc des gares, le quai des ports, dans la rumeur sous-marine des prisons, les petits hôtels dans lesquels je dors parfois, les villes que je traverse, les mots que j'aimerais prononcer lorsque je regarde, ébloui, certains visages de femmes, ceux que soulèvent en moi l'injustice et l'humiliation, les mots qui font bouger mon sommeil, la nuit, et qui sont sans doute la clé de tous les mystères.
Je ramasse un mot, je le regarde, le flaire, le caresse, je le mets dans ma bouche, comme un petit galet rouge ou vert de rivière, puis dans l'une des mille poches secrètes que je me suis inventées. Je voyage avec ce bourdonnement de mots qui ne pèse rien, ce nuage d'émotion. Chaque jour je marche, je parle avec tout ce qui bouge autour de moi et je ramasse des mots. Je ne possède que cette maison de mots.
"Soldat Frégni, compte tenu de tout ce qui vient d'être dit, nous vous condamnons à une peine d'un an de prison - mon cœur cessa de battre -, avec sursis", ajouta-t-il. Mon cœur repartit. Je compris ce jour là toute l'importance de la virgule. Il me manquera toujours ces deux battements de cœur.
Bastia est un amphithéâtre dont l'immense scène est la mer. Vous grimpez entre deux falaises de maisons et vous débouchez tout en haut, sur le ciel et la mer. Chaque venelle obscure plonge dans le bleu. Partout c'est un combat aphrodisiaque, entre l'odeur sauvage du maquis et celle des embruns.
J'essaie de retrouver avant de m'endormir, toutes ces femmes et ces hommes que j'ai croisés, ces fantômes agités ou silencieux qui ont glissé devant mes yeux, comme des barques dans la nuit.
Ma main droite écrivait, elle dessinait des mots sur une page merveilleusement blanche, elle réveillait des émotions, inventait des destins, métamorphosait des paysages. Elle suivait paisiblement une petite ligne violette, chaque mot ajoutait de la vie à la vie.
" Où as-tu appris à t'exprimer ? lui demandais-je. Tu n'as jamais parlé comme ça, à Marseille... "
Il s'arrêta, se tourna vers moi, planta ses yeux blancs dans les miens.
" Il y a trois ans que je lis un livre par jour. Je suis dans ce piège, parce qu'on m'a pris un calibre à la main. J'ai beaucoup mieux qu'un calibre aujourd'hui, j'ai des mots, j'ai leurs mots ! Ils ne savent plus comment m'attraper. On n'attrape pas un type qui a des mots. Ils me craignent parce que je les connais, je connais leur pouvoir et leurs faiblesses. Ils ne savent plus qui je suis... Lis, René, tu leur feras très peur ! "