Kremulator est le récit d'un procès stalinien, c'est à dire joué d'avance et où le seul suspens est la manière dont la culpabilité du prévenu sera prouvée. En plus celui-ci est très facile, puisque l'accusé, Piotr Ilitch Nesterenko, est le directeur du crématorium de Moscou, qu'il a combattu les bolcheviks et qu'il a vécu à l'étranger ; chacun de ces faits est suffisant pour l'envoyer à la mort. Malgré tout son interrogateur cherche à retracer son parcours au lieu de le torturer pour qu'il signe des aveux factices comme c'était la norme à l'époque.
Les différents interrogatoires retracent le parcours de Nesterenko, dominé par deux forces contradictoires, le désir d'éviter des ennuis et l'amour d'une femme. C'est pour elle qu'il risque sa vie en revenant en URSS après avoir vécu à Paris. Son travail est double : le jour il incinère les indigents, la nuit il brûle les victimes de la répression, ce qui ne lui pose pas de problème :
"Ce n'est pas mon affaire. Que je les brûle le matin ou la nuit – cela ne fait aucune différence. Qu'ils aient un trou dans la nuque ou pas, pourquoi y penser, vu qu'ils sont morts ? Je ne fais que transformer de la matière grise en masse grise… "
Il est vrai qu'on ne pouvait à la fois être soviétique et penser, le système était fait pour éviter cela puisque le parti était infaillible, il suffisait de suivre ses commandements.
Son interrogateur ne pense pas non plus, son travail est de faire des procès et de condamner, il interroge et envoie à la mort. Je cite :
"L'idéal serait de joindre l'utile à l'agréable en liquidant une bonne douzaine de personnes, ce qui lui permettrait de prétendre à l'attribution d'une datcha officielle à son retour à Moscou."
Nesterenko connait bien le système, il en voit les victimes tous les jours. Il sait qu'il a très peu de chances d'en sortir, son but semble de retarder l'inéluctable en évitant les pièges tendus par son interrogateur, et il réussit pendant longtemps. Il réagit avec humour aux accusations, et les interrogatoires sont souvent ubuesques.
Mais c'est comme Ubu, amusant au début mais répétitif et nettement moins intéressant par la suite. le récit est émaillé des rêves de Nesterenko, qui songe sans arrêt à sa fiancée, même si on apprend par la suite qu'elle ne veut plus le voir. J'ai perdu toute empathie pour Nesterenko en apprenant qu'il a envoyé à la mort Savinkov, un Russe blanc réfugié à Paris, qu'il a convaincu de rentrer en URSS où il a été exécuté. Nesterenko n'en éprouve aucun remords. Quant à la fin elle est atroce
et m'a complètement dégoûté du personnage qui me paraissait pourtant sympathique au début. On apprend que Nesterenko et son ex-compagne se sont mutuellement envoyés à la mort. Nesterenko a dénoncé son ex pour l'oublier, pour faire le deuil de son amour si j'ose dire, et elle l'a dénoncé à son tour dans une dernière tentative pour se sauver. Même dans un système monstrueux où l'accusation la plus stupide conduit à la mort, une telle situation relève des pires cauchemars.
D'un point de vue historique Nesterenko a réellement existé et on apprend que la société qui a bâti le crématorium de Moscou a ensuite construit les fours crématoires d'Auschwitz, et que les Soviétiques ont été les premiers à gazer les prisonniers dans les camions (en détournant les tuyaux d'échappement dans l'habitacle fermé) avant même que les nazis n'en aient l'idée.