Me voici à poursuivre la découverte de cet auteur d'origine polonaise.
Alors que «
Au coeur des ténèbres » traitait de la présence coloniale au Congo pour l'appropriation de l'ivoire et du rapport avec les tribus autochtones dans une Nature hostile à l'homme blanc, « La ligne d'ombre » évoque, avec tout autant de subtilité, la complexité des relations entre les marins, sur un bateau en pleine panade, relations régies par l'obéissance et la solidarité, où les superstitions le disputent à l'esprit cartésien, l'appartenance à la grande famille des marins au respect strict de la hiérarchie.
Et, comme dans «
Au coeur des ténèbres », où l'on sentait très clairement la présence en filigrane de l'auteur, qui en effet était allé au Congo belge, sans doute
Joseph Conrad s'est-il là encore inspiré de sa propre expérience de marin.
Quelle subtilité et quelle finesse dans la plume de Conrad pour nous relater les états d'âme de ce jeune officier à qui on vient proposer le commandement d'un grand navire à voile !
Cette distinction le surprend, elle n'arrive normalement qu'après une longue carrière de « second » et pas ainsi, à son âge. Il accepte avec joie et ambition, avec exultation et confiance, cette aventure, lui qui était prêt, sur un coup de tête, à abandonner la marine. Revirements soudains et impulsifs propres à la
jeunesse qu'analyse avec philosophie l'auteur.
« On s'en va. Et le temps, lui aussi s'en va – jusqu'au jour où l'on aperçoit droit devant une ligne d'ombre vous avertissant que les parages de la prime
jeunesse, eux aussi, doivent être laissés en arrière.
C'est la période de la vie au cours de laquelle les moments comme ceux dont j'ai parlé risquent d'arriver. Quels moments ? Eh bien, ces moments d'ennui, de lassitude, de dissatisfaction. Les moments irréfléchis. J'entends les moments où les gens encore jeunes sont portés à commettre des actions irréfléchies, comme se marier sans crier gare ou bien laisser tomber leur situation sans la moindre raison ».
Mais voilà, le jeune Capitaine va s'embarquer dans une aventure périlleuse, voire cauchemardesque, durant laquelle les relations avec les hommes d'équipage sous son commandement seront variables et riches d'enseignement. Déjà, à son arrivée, il apprend de la bouche du Second, Mr Burns, que le précédent Capitaine, mort récemment, était devenu fou. Et vu les dangers mystérieux qu'ils vont rencontrer, c'est à se demander si son âme n'est pas encore présente sur le bateau, leur portant malheur.
Conrad donne à voir le processus qui s'empare de l'équipage. Les hommes tombent malades les uns après les autres, l'absence de vent les encalmine, les nuits se font ténèbres, et les divagations de Second à propos de l'ancien Capitaine, qui laissent d'abord le Capitaine indifférent, commencent à ronger son esprit. Angoissé, il se demande ce qui va advenir, accablé par des visions d'épouvante du navire flottant avec son équipage de cadavres, pétri de remords lui qui n'est pas touché par la maladie, il sent même la folie le guetter, folie qui nous offre des visions hallucinantes, teintées de fantastique, d'une beauté incroyable.
« Une noirceur impénétrable enserrait le navire de si près qu'il suffisait pour ainsi dire de passer la main par-dessus bord pour rencontrer quelque surnaturelle substance. Il s'en dégageait un effet d'inconcevable terreur et d'ineffable mystère. Les rares étoiles au ciel jetaient leur pâle éclat sur le seul navire, privant les eaux du plus petit reflet, préférant décocher leurs traits pour mieux transpercer une atmosphère muée en suie ».
Ce sont des hommes qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes qui arrivent finalement à bon port, un navire quasiment sans équipage, expérience marquante qui va faire vieillir et murir d'un coup notre homme…
Au-delà des aspects psychologiques qui composent l'essentiel du roman, ce livre met en exergue encore une fois l'histoire d'une puissance dominante, cette fois l'empire anglais, en ces temps coloniaux, à la fin du 19ème siècle, ici au Vietnam. C'est bien une histoire de domination que nous dévoile ce livre, comme le précédent livre cité. La marine anglaise, en effet, dominait tous les océans et traitait les peuples autochtones avec un certain mépris. Il faut, une fois de plus, resituer l'oeuvre dans son époque, le regard de l'auteur est bien eurocentré mais tiraillé tout de même comme le montre, dans les deux livres, le retour de bâton vécu par les colons avec cette Nature qui semble se venger.
Notons que la plume est tout aussi complexe, qui plus est émaillée de termes marins, mais il s'agit d'une plume riche, enveloppante, qui se murmure pour en déguster toute l'essence, au charme suranné, moins exotique que le livre précédent, certes, mais tout aussi belle…
Sans conteste, La ligne d'ombre est un riche roman d'apprentissage, celui du passage d'un jeune homme dans le monde des adultes, de la traversée de cet horizon, frontière floue et vaporeuse sans cesse questionnée, inlassablement mouvante.
« L'on regarde en arrière et l'on se dit Comment, il est là ! On regarde en avant et l'on dit la même chose. Il est au fond des jours anciens que nous vécûmes et dans les jours nouveaux que nous allons passer… ».