On ne court pas lorsqu'on a dans les yeux l'émerveillement de l'indolence et dans l'oreille le ravissement du pianissimo.
Elle trouve on ne peut plus accommodant ce rien de mollesse qui envahit ses muscles, sa chair.
N'exigeant rien d'autre du corps que ce qui est nécessaire à son fonctionnement, lequel d'ailleurs n'a jamais été aussi parfait, elle ne se violente plus.
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En revenant dans la cuisine, Solange glousse comme une petite fille. Pas l'once d'une méchanceté dans ce rire d'enfant ravie. Elle rit parce qu'elle vient de se rendre compte que Jacques a un rival : c'est un vieux monsieur grave qui sait regarder la vie, simplement parce qu'il est vieux.
La litanie comme le sommeil, n'exige pas d'effort. Il suffit de se laisser porter par l'emperlage des phrases.
Ici la nuit est onctueuse. Ici, on glisse jusqu'au sommeil dans un balancement doux du corps.
La biscotte crisse, laisse croire qu'elle résiste, puis, comme si elle renonçait à elle-même, fond d'un coup sous la molle étreinte des lèvres mouillées. Cette embrassade intime correspond à l'exact effort que Solange consent mettre dans son existence. Elle aime le crissement et l'abandon pacifique de la biscotte. Avec le pain, il fallait mordre, vaincre une résistance. Elle ne veut plus mordre dans du pain. Elle ne veut plus mordre tout court. Grignoter, c'est sa nouvelle façon de consommer les choses, la vie, sans exploit, sans performance.
Et puis les biscottes beurrées du matin ont un autre avantage. Elles ont cette vertu d'aider au vagabondage, aux rêveries. Car, le matin, Solange ne se tyrannise plus, elle ne se livre plus à ses ablutions mentales armée des chiffons de la conscience. Elle se promène mentalement, elle maraude avec un goût particulier pour l'enfance qui affleure de plus en plus sous la forme d'évocations si délicieuses qu'elle les savoure inlassablement, émue, éblouie.
Au lit, le plateau du petit déjeuner sur ses genoux, enfouie dans une profusion de châles, de lainages, d'édredons, car elle est devenue, frileuse, elle parcourt les sentiers de la mémoire. Dans l'humus du passé, la chaleur fait pousser les souvenirs comme des champignons qui se laissent cueillir sans effort.
La biscotte crisse. Elle devient le sable qui égrène le temps parfumé à la confiture ou au miel parmi les vapeurs de thé.
Cette fois, Solange s'offre le faste de côtoyer un homme sans le soumettre à l'expertise de sa virilité.
"L'au-delà de la mère"...Comment ne pas l'avoir vu ? Il est tout entier dans ce mot. "Grand-mère", cette mère plus grande que la mère, plus grande en tout, en savoir, en sagesse, en tendresse,en ...
La grande musique, c'est quelque chose. Chopin surtout. C'est Chopin, oui, oui, leur préféré.
D'ailleurs de la tendresse, elle en a à revendre. Elle en a pour tous les signes d'abandon de son visage et de son corps : ces infimes froissements de la peau qu'elle débusque au matin...