Mon troisième Bouysse en quelques mois, et je passe un peu par tous les sentiments avec cet auteur : exaspération d'abord avec "
Oxymort", qui ne m'avait pas du convaincu, profonde émotion en découvrant Rose, l'héroïne de "Né d'aucune femme" et maintenant un peu des deux avec ce roman inclassable. Par exemple j'ai adoré me suspendre à une corde au-dessus du barrage avec Matthieu, Marc, Luc et Jean (non ce n'est pas une blague, ce sont les prénoms de la fratrie autour de laquelle se construit l'histoire), les suivre dans leurs occupations quotidiennes (lecture pour Marc, observation de la nature pour Matthieu, aventures imaginaires dans le monde des pirates pour Luc...). Et Jean, me direz-vous ? Jean, c'est la soeur, nommée ainsi parce que la mère de ces quatre-là est une incurable bigote, et qu'il lui fallait les quatre évangiles pour se sentir complète. Mais comme Jean est une superbe jeune fille, elle est devenue Mabel, ce qui lui va bien mieux.
Un autre que j'ai trouvé sympa dans la famille, c'est Elie, le grand-père, qui n'a plus qu'une jambe, mais un cerveau bien actif par contre.
Heureusement, parce que de ce côté-là, il y a des lacunes au niveau des parents, entre le père qui cogne sans chercher à comprendre, et la mère engluée dans son interprétation toute personnelle de la religion. Heureusement la fratrie se suffit à elle-même, chacun avec son passe-temps favori et surtout ensemble, soudée face à la vie étriquée dans cette vallée du Gour Noir.
Rien que le nom de l'endroit, on a déjà compris que ce n'est pas toujours la joie de vivre qui règne dans cette petite ville paumée, où tout dépend du seigneur et maître local, Joyce le mal-nommé. Ce tyran sans doute atteint du syndrome d'Hubris (la « maladie du pouvoir ») gère tout : le travail, le logement, la vie « privée » et jusqu'au nom des rues, qui portent toutes le sien ! La vie de la vallée est intimement liée à la centrale hydro-électrique (créée par Joyce, évidemment) et à son fonctionnement, barrage, extraction de pierres dans les carrières, etc. Et gare à celui qui ne marche pas droit, les espions à la solde du despote ne feront pas de cadeau !
Une atmosphère étouffante, dont certains (très peu, curieusement) aimeraient s'échapper, notamment Mabel qui dans un premier temps fuit la demeure familiale pour s'émanciper de l'étroitesse d'esprit de sa mère. Mais son physique et son esprit rebelle ne vont pas lui rendre service...
Quelques très rares personnes font montre d'un peu de personnalité dans ce roman, Mabel donc, mais aussi Gobbo, ancien marin ayant vécu de nombreuses aventures avant d'échouer dans le Gour Noir. Elie tente lui aussi d'éveiller les consciences dans sa famille, avec plus ou moins de succès. Quant aux trois frères, chacun tente à sa manière de préserver son jardin secret, et ils sont liés par leur solidarité entre eux et envers Mabel.
L'histoire en elle-même se déroule sur plusieurs années depuis l'enfance de la fratrie jusqu'au début de l'âge adulte, quand tous travaillent déjà, excepté Luc trop inaptaté à ce monde-là.
Il y aura de la violence, le plus souvent sourde mais continuelle, parfois aussi intense, sanglante...
Et des moments d'une grande douceur, de complicité, d'amour fraternel.
J'ai eu très envie d'aller secouer certaines personnes, entre autres Martin (le père) qui sont incapables de réagir à l'injustice et à la tyrannie, qui laissent les rênes de leur vie à un « maître » sans scrupules ni sentiment y compris à l'égard de sa propre famille. J'ai trouvé peu crédible qu'on puisse se soumettre à ce point-là sans jamais tenter au moins de sortir de sa condition, ou même de sa vallée.
Comme d'habitude chez Bouysse, il n'y a ni temporalité ni localisation précise dans ce récit. On peut cependant imaginer qu'il se passe à notre époque, sans doute dans une vallée reculée des Alpes.
L'écriture est très belle, poétique jusque dans les descriptions les plus ignobles. Elle alterne entre phrases courtes, presque syncopées dans les interactions entre les personnages, et longues descriptions émaillées de références empruntées à
Stevenson,
Jules Verne,
Shakespeare ou la Bible.
La nature tient une place prépondérante, j'irai même jusqu'à dire qu'elle est le personnage principal, même si Joyce pense l'avoir domptée.
Quant à la fin, je l'avais pressentie, elle est...dantesque !