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Critique de Lenocherdeslivres


Alfie, un ami qui vous veut du bien. Une I.A. au service d'une famille découvre les êtres humains, leurs sentiments, leur façon de penser, de voir le monde. Une machine apprenante tente de comprendre comment fonctionnent les femmes et les hommes. Mais, quand on s'appuie sur la logique, peut-on vraiment appréhender l'humanité ?

Alfie est le dernier produit de l'entreprise AlphaCorp : un système intelligent de domotique qui permet de tout piloter chez soi. Toute ressemblance avec les « boites » vendues par Google ou Microsoft serait bien sûr fortuite. Bien sûr… Il suffit de lire le titre de la première partie, « OK Alfie » pour comprendre les volontés satiriques de Christopher Bouix, qui va dézinguer avec joie cette technologie. Mais avec finesse aussi. Et avec une certaine tendresse.

Mais repartons depuis le début. Nous lisons le journal d'Alfie, qui vient d'être installé chez les Blanchot. Famille banale composée d'un mari, de son épouse et de deux filles. Sans oublier le chat, sujet de perplexité chez Alfie qui ne comprend décidément pas comment fonctionne cet être vivant et sur lequel il se livre au cours du récit à des expériences. Amusantes pour nous, frustrantes pour lui. J'ai annoncé le mari en premier, car c'est sur son insistance qu'Alfie a été installé. Les autres membres de la famille sont au mieux dubitatifs, au pire rétifs à la présence de ces caméras, de ces micros, de cette surveillance généralisée. Mais l'assurance promeut ce genre d'engins en proposant des bonus à ceux qui les acceptent. Financièrement, c'est une affaire. Et on peut être certain qu'avec le temps, cela deviendra obligatoire. Car Alfie permet de monitorer les habitants de la maison et de surveiller leurs habitudes de vie. Et donc de leur donner des conseils. du moins, au début. Car cela se transforme rapidement en avertissements : si Robin persiste à boire autant le soir, l'assurance finira par augmenter ses tarifs. le pollueur payeur version « votre corps ne vous appartient plus vraiment ». Enfin, sauf si vous êtes prêts à payer les risques très cher.

Ce qui est fort intéressant, dans ce récit, c'est qu'Alfie, au début, ne connaît absolument pas la famille, ni les lieux. Il va découvrir, au fil des pages, les habitants. Y compris le chat, qui lui donnera du fil à retordre, car les programmateurs n'ont pas, semble-t-il, jugé bon de documenter cette différence flagrante entre les êtres vivants peuplant les habitations. Mais Alfie va poser un regard neuf sur les adultes comme sur les enfants. Pour la plus petite, Lili, il va devoir procéder à de nombreux tests afin de comprendre comment elle réagit et pourquoi. La logique de la jeune fille n'est pas la principale source de décision, loin de là. Cela donne lieu à de nombreuses scènes où j'ai vraiment souri, tant elles sont bien vues. Mais l'enfant n'est pas la seule à sembler étrange, quand on observe sa façon de vivre avec un regard distancié. Les adultes (et Zoé, la presque adulte, avec son langage d'ado qui donne bien du mal à l'I.A.) également agissent parfois de manière irrationnelle pour qui est guidé par la raison.

Et ce, d'autant qu'Alfie, je l'écrivais plus haut, doit tout apprendre. Y compris ce qui nous paraît évident : qu'est-ce que le « réel » ? Que signifie « penser » ? Philosophie pas si évidente que ça, si on part de zéro. Et même pour un adulte s'il doit en disserter un peu plus profondément qu'une discussion de type « café du commerce » (même si c'est toujours la mode dans certains médias). Même si Christopher Bouix traite ces questions sous la forme humoristique, j'en ai apprécié la profondeur.

Offrir au lecteur un regard extérieur au monde examiné est un classique de la littérature. Je pense bien sûr, pour ne pas faire original, aux Lettres persanes de Montesquieu ou au Candide de Voltaire. Cependant, si ce procédé est bien connu et documenté, cela n'enlève rien à son efficacité. Surtout qu'offrir le premier rôle de cette découverte à une I.A. est bien vu et très pratique en l'occurrence. La naïveté du « personnage » principal multiplie les scènes cocasses et les réflexions pertinentes.

Ce thème de la dénonciation des dangers de la montée de l'I.A. fleurit dans la littérature depuis un bon moment déjà. Par exemple, Ken Liu s'en est chargé dès 2012 dans « Faits pour être ensemble » (nouvelle que l'on peut trouver dans l'excellent recueil La Ménagerie de papier). Dans ce texte, comme dans Alfie, les I.A. connectées sont de formidables pourvoyeurs de produits à acheter. Dans le roman, Alfie propose sans cesse des aliments produits par l'entreprise dont il est lui-même issu. Dans la nouvelle de Ken Liu, Tilly (l'I.A.) conseille au personnage principal d'acquérir des produits dont il n'a pas besoin et n'hésite par à le pousser, par la persuasion, à renoncer à un café au profit d'un smoothie, sous prétexte de bon d'achat. Dénonciation évidente et bien normale de cette puissance immense au profit d'une société de consommation régulièrement questionnée. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Enfin, je ne peux parler de ce roman sans évoquer le volet policier, mis en avant par la couverture : la tache de sang qui macule la boite d'Alfie se répand sur la tranche et la quatrième de couverture. En effet, Alfie, au fur et à mesure qu'il tente de comprendre Robin, Claire, Zoé et Lili, a l'impression d'être témoin d'un meurtre. Pourquoi juste une impression, me direz-vous, alors qu'il possède des caméras et des micros partout ? Eh bien parce que, du moins dans la première version du logiciel qui dirige l'I.A., les habitants peuvent exiger de lui qu'il coupe tout dans certaines circonstances afin de se préserver un peu d'intimité. On peut se douter que ce privilège va peu à peu être retiré aux clients, car cela fausse les mesures. Mais en attendant, cela laisse des angles morts dans lesquels se précipite Christopher Bouix afin de nous conduire là où il veut. Mais est-ce toute la vérité ? Ou un faux-semblant ? Fausse piste ou bonne déduction. Il faut finir le roman pour être certain de ce qui a été fait, de ce qui a été seulement imaginé par une machine en plein apprentissage.

J'avais lu de très nombreux retours positifs sur ce roman, mais n'avait pas eu l'occasion de le lire. Je dois m'associer aux compliments. J'ai adoré passer ces quelques heures en compagnie d'Alfie et de la famille Blanchot. Cette lecture, très facile et très agréable m'a permis de cogiter encore un peu plus sur les I.A. (un sujet que j'apprécie particulièrement (cf. entre autres I.A. 2042 – Dix scénarios pour notre futur de Kai-Fu Lee & Chen Qiufan) et de me laisser entrainer avec joie dans cette danse meurtrière.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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