On ne redira jamais assez l’émotion d’un premier baiser. Ce moment où, s’entrouvrant, deux bouches se découvrent, se livrent l’une à l’autre, lorsque la langue soudain palpite à l’intérieur de soi, chair à vif, chair vivante et humide à la saveur inconnue. J’ai toujours tenu cet instant pour décisif, il est à mes yeux plus important même que la découverte d’un nouveau sexe. Des lèvres qui s’écartent, des bouches qui se laissent envahir, c’est se donner entière, le corps ne fera que suivre, les salives mêlées du premier baiser, c’est déjà l’enfantement de la première étreinte.
Depuis Noël, depuis mon assassinat au coin de la rue du Four, je ne suis, ni ne serai plus jamais tout à fait la même. Chaque fois qu’une femme me dira : « Tu es belle », j’entendrai en écho la voix d’Isabelle et ce « tu n’es qu’une vieille femme » qu’elle m’a jeté au coin de la rue du Four. Chaque fois qu’une femme me dira : « Je t’aime », j’entendrai en surimpression la voix d’Isabelle et son « Tu n’es qu’une vieille femme ».
"Est-ce l'approche du renouveau qui provoque ainsi, à peu près tous les trois ou quatre ans, un remue-ménage dans mon coeur ?
Est-ce la lassitude du corps qui me rend disponible pour un nouvel amour, ou est-ce la lassitude du ocre ?
Je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est ce que cela arrive comme l'ouragan. Un instant avant, le ciel est calme, et soudain, c'est le déferlement, la fuite aveugle vers un nouveau corps, un nouveau sexe, une nouvelle poitrine, de nouveaux baisers, de nouvelles musiques de soupirs et de cris, toute la geste enivrante de l'amour, qu'il me semble découvrir à chaque fois pour la première fois."
Anna ne raffolait pas d’opéra chinois. Elle préférait Racine et Corneille. Elle rêvait parfois qu’elle était en France et devenait une grande actrice. Pas de cinéma comme Annabella, Huguette Duflot ou Jacqueline Delubac, même pas comme les belles Américaines Carole Lombard, Greta Garbo ou l’exotique Dorothy Lamour à laquelle ses soupirants prétendaient qu’elle ressemblait lorsque ses cheveux descendaient encore jusqu’à sa taille. Non, mais tragédienne, à la Comédie-Française, comme Madame Dussane ou Mesdemoiselles Georges et Clairon, les illustres interprètes de ce théâtre qu’elle admirait et dévorait.
"Toute ma vie, ensuite, j'ai gardé ce même réflexe. Pour empêcher le coeur de saigner, la tête de penser, le remède a toujours été une autre, tout de suite une autre, parce qu'en faisant l'amour, on a l'esprit ailleurs. Parce que la femme nouvelle que l'on découvre, même si elle n'est pas extraordinaire, distrait. Lécher indéfiniment ses plaies en pleurnichant n'a jamais rien arrangé. Il faut mordre la vie à nouveau, le plus vite possible, même si l'on doit ravaler ses larmes sur une épaule presque inconnue. Femmes-escale entre deux passions, je vous dois beaucoup de mon bonheur de vivre..."
"Cette attitude de tolérance est rare chez les lesbiennes. En général, nous sommes trop exclusives pour accepter de fermes les yeux sur incartades. Les couples de filles sont moins durables que les couples de garçons, car l'adultère, chez nous, conduit presque toujours à la séparation. Il y a peu de "cocues" parmi nous. Nous sommes rarement motivées par le seule désir physique, comme les garçons. Nous mettons du sentiment dans la moindre aventure et souvent elle prend ainsi des proportions trop importantes pour rester clandestine. Alors on nous accuse d'instabilité."
Épouser un métis comme elle, modeste gratte-papier ou sous-officier de la coloniale, peut-être un douanier corse qui préférerait une épouse métisse à une concubine indigène ? Anna se révoltait tout entière à cette idée. Ses camarades de pension n’aspiraient qu’à ce destin médiocre. Pas elle. Fière, indépendante, elle ne se voyait pas l’épouse de tels hommes. Son avenir se résumait à travailler et gagner son indépendance. Le reste, le mariage, l’amour, les enfants, elle entrevoyait ces éventualités comme un paysage brumeux où tout perdait ses contours.
"Je redoute chaque fois cet instant qui peut tout dépoétiser, alors que c'est tellement beau, tellement émouvant, cette lente approche de deux corps qui se découvrent, qui se dévoilent, qui se dénudent peu à peu, pièce après pièce.
Ce moment qui peut tout gâcher ou tout rendre plus enivrant, plus excitant. Cette lente approche, cette fermeture éclair qui glisse, ce bouton qui, ouvert, laisse passer une main; ces agrafes qui vous livrent, au creux de la paume, la chair chaude d'un sein, la tiédeur d'une hanche..."
"Et je lui fis l'amour lamentablement... je ne savais plus rien. Tous les gestes, je les avais oubliés. Ces gestes appris pour elle, il me fallait les réinventer. Chaque fois que j'ai aimé vraiment, j'ai dû réinventer l'amour. Pour manoeuvrer correctement sur le champ de bataille qu'est un lit d'amour, il faut toute sa tête et non tout son coeur. L'excès d'amour ou de désir peut rendre une femme aussi impuissante qu'un homme."
"C'est mon coeur qui se brisa en mille étoiles."