J’aperçois le petit passage qui débute la rue de Beauce et j’augmente mon allure progressivement. J’entends la respiration saccadée de Léa et je me prépare mentalement aux prochaines minutes. je respire lentement en soufflant longuement pour atteindre un état de concentration avancé proche d’une transe. Je suis sûrement méconnaissable tant mes traits se sont durcis. Je bande mes muscles à la limite de la tétanie. C’est une autre personne qui s’empare de mon corps et de mon âme - le double maléfique qui m’habite depuis si longtemps, un être que j’ai tenté d’éduquer et qui échappe à mon contrôle une fois de plus pour accomplir un rituel de mort. Je vais revivre un déchaînement de violence et je peux déjà sentir l’odeur de la poudre et du sang. J’excelle malheureusement dans cet exercice. Mais ce soir je ne suis pas seul, je dois protéger Léa. Cette pensée m’obsède … va-t-elle me galvaniser ou au contraire me paralyser ?
Malgré leur assurance et leurs certitudes, je pense qu'ils ne sont pas vraiment au courant de grand-chose. En tout cas, moi je ne les ai jamais croisés sur les champs de bataille. Mais il faut encourager les initiatives pour améliorer la condition humaine. C'est comme brûler un cierge, ça ne sert à rien mais ça rassure.
La seule différence entre lui et moi c’est que je me suis toujours refusé à pratiquer la torture. Mais j’ai corrompu avec méthode, j’ai poussé les plus faibles au pire et j’ai tué froidement sans rien regretter.
Ce soir encore je cherche désespérément la main de Léa à mes côtés. Son visage apparaît, mais sans aucune compassion à mon égard : le seul regard qu’elle me jette reflète la violence qu’elle a connue lors de cette soirée d’avril où j’ai abattu trois hommes alors que je la tenais serré contre moi pour la protéger. Le bruit étouffé des détonations, du claquement répété de la culasse et des douilles qui rebondissent et roulent sur le pavé résonne dans ma tête. Je commence à payer ma dette et je m’enfonce encore un peu plus hors de la vie.
Mis à la retraite sans aucune reconnaissance, il a subit la prise de pouvoir de la jeune génération. Beaucoup ont applaudi au départ du Vieux, des jeunes cons qui ne voyaient en lui qu’un général tyrannique, limite tortionnaire, et puis surtout ses ennemis de toujours — les ronds de cuir, mi-politiciens, mi-diplomates, ceux qu’il appelait les « parfumés ».