[...] Un jour, le garçon m’a demandé ce que j’écrivais et quand je lui ai dit que c’étaient des lettres, il m’a demandé à qui elles étaient adressées. J’ai simplement souri et j’ai dit : À quelqu’un qui ne les lira jamais. Ça l’a satisfait, comme s’il comprenait exactement ce que je voulais dire.
- Je vois clair dans votre jeu, Monsieur Robert. Dès l’instant où vous vous êtes présenté à notre porte, j’ai vu clair. Vous n’avez rien à perdre. Mais cela ne fait pas de vous quelqu’un de courageux, cela fait de vous un crétin. Happy m’a dit que vous n’aviez rien dans la tête. Que comptiez-vous faire ? Tuer mon père ? Lui casser le bras ? L’engueuler ? Tout ce que je vous ai raconté est vrai, je me suis montré parfaitement sincère. Vous êtes cependant trop gouverné par vos émotions pour écouter. Vous vous présentez ici avec l’intention de jouer les héros et sauver votre ex-femme des griffes d’un sale type. Vous voulez qu’on vous dise ce qu’il lui a fait et pourquoi. Alors qu’en fin de compte, la seule chose qui vous intéresse, c’est de savoir pourquoi elle vous a quitté pour une simple gifle et reste ensuite avec un homme qui la pousse dans un escalier.
« Personne ne peut te faire du mal sinon toi-même », disait dans le temps mon père, un fervent athée. J’avais pris ça moins comme un précepte que comme un reproche car il savait mieux que quiconque à quel point je pouvais me montrer égoïste et irréfléchi. Mais qu’il ait essayé de me convaincre de me méfier de mes réactions, ou juste naïvement cherché à me rassurer sur le monde, j’ai choisi, depuis vingt ans que je suis dans la police, de croire en ses mots comme on croit aux extraterrestres ou au paradis. J’en ai fait un mantra qui nourrit mon instinct de survie. Les flics ont aussi peur que n’importe qui, mais on acquiert sur le terrain une forme d’intrépidité qu’on porte comme un deuxième uniforme et que les gens perçoivent, comme s’ils sentaient une ombre poser sa main sur leur épaule. Intimidés ou pas, ils réfléchissent à deux fois avant de s’en prendre à nous. C’est une armure taillée dans la foi, un vœu gravé dans la pierre. Il en va de même pour un soldat rentré du front. Ou un prêtre. Un magicien. Sans cette armure, sans ce rôle, tout n’est qu’une pièce froide et sombre dans la nuit.
[...] Un poisson-dragon. Une espèce très menacée à l’état sauvage. Ils sont censés porter bonheur, chasser les démons, réunir les familles. Les Asiatiques y croient toujours, ils adorent ça. Nos clients sont prêts à débourser plus de dix mille dollars pour un spécimen rouge tel que lui.
[...] L’Amérique, Monsieur Robert, n’est pas le melting-pot que vous, les Américains, aimez montrer au monde. L’Amérique, c’est de l’huile et de l’eau. Les choses se mélangent, bien sûr, mais elles finissent toujours par se séparer, et ceux qui se ressemblent se retrouvent toujours.
[...] — Il y a vingt ans, dit-il, mes parents et moi avons fui le Vietnam par bateau. Quatre-vingt-dix personnes dans un petit rafiot de pêche conçu pour une vingtaine de passagers, peut-être. Nous avions mis le cap sur la Malaisie.
J’attrapai la veste de mon uniforme sur le plan de travail de la cuisine et l’enfilai. Le flingue calé dans mon dos, j’ouvris lentement la porte, laissant pénétrer l’air frais de décembre. Les poils de ma poitrine et de mes jambes se hérissèrent. Je fis un pas dehors. Personne dans la cage d’escalier. Personne près des boîtes aux lettres. Une rafale de vent venue de la baie manqua de me déstabiliser. Je me penchai par-dessus la rambarde. Dans la cour sombre deux étages plus bas, la constellation de guirlandes de Noël blanches oscillait entre les ormes.
La police m’avait appris à faire confiance à mon instinct, ou au moins à le respecter suffisamment pour ne jamais passer outre. Mais l’idée m’avait cependant traversé l’esprit que tout ça n’était que l’œuvre de mon imagination, que, ces cinq derniers mois, j’avais jeté ces regards par-dessus mon épaule sur des ombres, des lueurs vacillantes. Une fixation qui dure suffisamment longtemps peut rendre paranoïaque, comme lorsque à force de scruter son image dans un miroir, on finit par ne plus voir que ce qui se passe derrière soi.
De retour à l’intérieur, je donnai un tour de clé. Puis j’allai me recoucher, me glisser dans la chaleur des couvertures comme si je m’enveloppais de l’obscurité de la pièce.
Les deux coups contre la porte qui m’avaient réveillé résonnaient dans ma tête, sonores et impatients cette fois. Tellement pleins de l’écho de la nuit que je me demandai à nouveau si j’avais réellement entendu quelque chose. Des coups frappés dans un rêve avaient-ils le pouvoir de réveiller ?
Happy m’a dit que vous n’aviez rien dans la tête. Que comptiez-vous faire ? Tuer mon père ? Lui casser le bras ? L’engueuler ? Tout ce que je vous ai raconté est vrai, je me suis montré parfaitement sincère. Vous êtes cependant trop gouverné par vos émotions pour écouter.