Annonce du lauréat du Prix Littéraire du 2e roman 2022 par Sorj Chalandon, président du prix
Samedi 29 janvier 2022 à Laval, le jury final du Prix Littéraire du 2e roman a délibéré dans les locaux de Lecture en Tête, et a décerné cette onzième édition à Simon Berger pour "Jacob" (Gallimard, 2021).
Si Bach avait épousé Anna Margreta Buxtehude, cela aurait permis, j'en conviens, de dissiper les doutes quant à la véracité historique de son voyage à pied d'Arnstadt à Lübeck. Mais le doute, ce doute-là, est-il permis ? Je ne crois pas. Cela ne fait aucun doute. Bach n'aurait pas été Bach s'il n'avait marché quatre cents kilomètres, à l'hiver 1705, pour rencontrer Buxtehude. Tout le reste est affaire de réalité, de fait, de science. Bach est au-dessus du fait. Bach est au-dessus de la science. Bach est au-dessus de la réalité. Bach demeure plus haut, dans le giron sacré de la vérité.
Cet homme parlait très fort, Bach en était assourdi. Il parlait trop, lui aussi pour savoir lire la musique. Cela demande un retour en soi, un examen. On lit la musique comme on entre au couvent. On lit la musique pour entendre une autre voix que la sienne, plus profonde, plus sérieuse. Pour lire la musique, il faut être disponible à cette voix des profondeurs, à cet appel du silence, rugissant.
On lit la musique pour entendre qu'on se tait.
Bach se tut quelques heures en sa chambre de hasard.
On lit la musique comme on entre au couvent. On lit la musique pour entendre une autre voix que la sienne, plus profonde, plus sérieuse. Pour lire la musique, il faut être disponible à cette voix des profondeurs, à cet appel du silence, rugissant.
Ce peuple sans roi avait couronné, ce matin, et pour ce matin seulement, François Weiss, parce que c’était ton père, et parce que tu étais son fils. Une naissance faisait toujours un petit événement au sein du camp. Et la naissance d’un garçon faisait un petit sacre. Ton père était flatté comme la Vierge et rouge comme un pape. Tu fis alors la fierté de ton père, et pour cela, sois-en sûr, d’un peu de péché originel, déjà, tu fus lavé. Tous ces rituels obscurs qui suivaient ta naissance, et que les parois de la roulotte dérobaient à la connaissance des autres, c’était cela : l’adoubement et comme le baptême, par le père, du fils en un regard. Remarque que ton père ne se pressa pas pour quitter le campement. S’il y avait eu des photographes, il n’aurait pas été plus poseur. Mais – Dieu en soit loué – il n’y eut pas de photographes pour voler à l’oubli la gloriole paternelle. Quand ton père eut échangé quelques mots avec son assistance, il marcha droit vers la sortie du camp. Les autres se dispersaient peu à peu, reprenaient leurs occupations ou leurs oisivetés. Ou peut-être étaient-ils repris par elles. La vague de ta naissance se brisait peu à peu ; la bonace réinvestissait le camp. Tu ne faisais plus de bruit. D’ailleurs tu dormais, de ton premier sommeil.
Les haleurs passent devant Bach. Lui regarde, heureux d’être étranger à leur labeur, honteux de ne pas les aider. De la musique plein la tête, il est à peine gêné par leur chant. On entend que Dieu est ma tour, que Dieu est ma forteresse. On ne sait pas qui chante. On devine à peine que quelqu’un chante. Tout parle d’une voix qui se met à chanter, sans que l’on sache quand, exactement. Les arbres, les haleurs, le silence chantent. C’est la musique qui commence. Ce n’est pas qu’elle emplit tout, c’est que tout subitement la connaît. La musique est devenue la couleur du monde.
Ô poème …
Ô poème ! Ô idéal du poème ! Ô partition ! Ô taches
d’encre, sans méditation sonnant et résonnant dans
l’immensité silencieuse ! Poème accompli, poème
parachevé : sens et forme du poème, traits et formes
du poème ! Ô forces vives enfin et pour toujours de
solennellement et dans les siècles la musique !
p.23
Le soleil reparaissait …
Le soleil reparaissait dans le ciel d’ardoise. Il faisait un
temps de bonté et décidément ce jour était favorable.
Johann Sebastian Bach donnait jusqu’au soir des cours
D’orgue à quelques garçons pas trop mal nés.
p.16
Alors un début de cantate s’éleva du chœur. Ce fut beau à mourir. Les yeux de Johann Sebastian Bach s’emplirent de larmes. Il ne voyait plus qu’à travers une pitoyable buée !
C’était beau. La musique se déroulait comme un phylactère du ciel. Bach la comprenait, aurait pu en tracer l’architecture dans les moindres détails, et cela n’enlevait rien à ce miracle, et cela participait même à ce miracle, miraculeux encore après son décodage. Herméneutique divine, qui n’ajoute rien, qui ne retranche rien et laisse les prodiges advenir.
Rien qu’à les imaginer, Bach se lassait déjà. Et dire que sa vie dépendait de quelques bien-nés qui resteraient jusqu’à leurs morts infoutus de faire la différence entre le son d’une bombarde et celui d’un pet rentré !