Vous m’avez dressée, toute mon enfance, en vue de cette mission ! Je me suis fait botter le cul par mon maître d’armes, jusqu’à ce que je sache danser sur ma selle et abattre un moucheron en plein vol, yeux fermés en lui tournant le dos. Je me suis fait tanner le cuir par Bastian, qui estimait nécessaire de m’élever en garçon et, donc, de me corriger en garçon. Shudja peut témoigner du nombre de leçons que je dus écrire allongée sur le ventre, tant les coups de fouet me cuisaient l’arrière-train ! Et c’est maintenant que tout est prêt, qu’il n’y a plus de retour possible, que je suis enfin sur le point de m’élancer sur la route – route que vous m’avez tracée, je vous le rappelle !-, c’est maintenant que vous me dites que j’ai le choix ?
Marcher tout le jour en pissant le sang, sans pouvoir me changer, sinon en prétextant un mal d’entrailles… Ni Yahya, ni le Deuxième n’ont ces soucis !
En fait, elle n’était pas loin de tomber d’accord avec Yokhannân : pouvant choisir entre deux mâles, dont l’un était bâti comme un robuste beau coq, et dépit de tous les jeûnes qu’il s’imposait, pourquoi le Pôle avait-il préféré une femme ?
Parce que, quand il s’agit de jouer les derviches, Yahya n’a pas beaucoup à se forcer ! Mais ça, c’est bien la confrérie des « fort-membrés-doubles-couilles » : pour jouer de la gueule et fanfaronner, tout le monde est là ! Par contre, quand il faut y aller...
Et voilà ! gémit-il. Nous avons offensé le Cavalier du printemps, et il s’en est allé, sans bénédiction pour nous ! Je sens que le lait de nos chèvres va tourner, sans compter celui de nos épouses. Mon pauvre enfançon, mon fiston, voué à dépérir et à quitter cette terre, en l’ayant si peu connue !
-Il l’a d’autant moins connue qu’il n’est pas né, ton fils, ô frère de l’Âne, et qu’aux dernières nouvelles il n’est pas près de le faire, vu que tu es eunuque.
PRELUDE
"Le personnage principal est assis, jambes croisées. Deux serpents lui sortent des épaules, deux serpents dressés, se faisant face, gueules ouvertes. Sa main gauche repose sur son genou gauche. Sa main droite est levée, paume ouverte vers l'extérieur, esquissant peut-être un geste de salut. Dans l'espace laissé libre entre l'aisselle et la cuisse, deux têtes humaines apparaissent. Sur le bord externe du plat, il y a trois autres hommes, de taille plus réduite. Le cartel, dans la vitrine, mentionne simplement :
- Coupe ; XIIème siècle ? Décor en champ-levé sous glaçure colorée ; diamètre de 20 cm ; trouvée au nord-ouest de l'Iran ; représentation du tyran légendaire Zohak, qui symbolise les forces du mal. Il était affligé de deux serpents qui lui avaient poussé aux épaules, et qui pour finir l'ont dévoré.
Et c'est tout sur le destin de Zohak. Mais debout devant cette vitrine, crayon en main, je sais d'autres mots et je les écris. Qui suis-je ? Qu'importe, je ne suis que cela, une main qui tient le calame et qui exprimera en silence et dans la plus complète obscurité, dans l'incrédulité totale et le mépris absolu de mon récit, la vérité d'un monde où tous ont menti.
Elle leva les yeux au ciel, semblant chercher sa réponse dans les étoiles pâles et, apparemment, l'y trouva quelque peu. (p.182)
Il y a des voyageurs qui n'espèrent qu'en une fontaine. Et des fontaines qui ne donnent leur eau qu'à un voyageur, dût-il ne jamais venir. [...] Mais je me dis aussi... qu'il se peut que certaines fontaines n'aient pas de voyageurs à attendre, ou que certains caravaniers erreront pour toujours dans leur désert, et que jamais une fontaine n'étanchera leur soif d'amour.
Trop de saints, vois-tu, ça en déprécie un peu la valeur. Si tout le monde envoie ses derviches sur les routes, ça va finir par être un peu encombré. (p.107)
Pour toi, un bon chef, c'est celui qui te mène au butin ou te sauve la peau. Rien d'autre ! Mais pour le commun des fils d'Adam, observe bien que la plupart sont plus épris de défaites que de victoires. Ce n'est pas le gain qu'ils recherchent, mais le gain dans la perte. (p.49)
Imagine que tu retrouves la coupe ? Une fois la Rose de Djam en ta possession, serais-tu tentée d’en user ?– Euh... Tu veux dire pour voir dedans ?– Évidemment ! Pas pour y boire un cru syrien ! »Elle eut soudain l’impression que quarante esprits la sondaient.Yokhannân insista :« Hé bien ! Si tu pouvais accéder à tous les secrets de l’univers, d’un seul coup d’oeil, n’y succomberais-tu pas ?– Je ne crois pas, dit Sibylle, en rejetant une mèche de son front et en lui rendant son regard. Je ne suis pas certaine qu’ils soient tous agréables à regarder. »
incipit : « Shudjâ’, étendu, restait immobile, pour ne pas réveiller la douleur qui, au moindre geste, explosait dans ses chairs et ses os brisés. »