Véronique Serano, conservateur au musée Bonnard du Cannet, montre comment Pierre Bonnard sest emparé momentanément de la photographie.
Je me suis emballé dans ma jeunesse sur le bariolage magnifique des papiers japonais.
Si on oublie tout, il ne reste plus que soi, et cela n’est pas suffisant. Il est toujours nécessaire d’avoir un sujet, si minime soit-il, de garder un pied sur terre.
Cela m'amuse de voir les êtres entassés où il y a souvent de jolies figures que je dessine le soir de souvenir dans mon calepin.
Le Beauté, c'est la satisfaction de la vision.
La guerre a supprimé, à Cannes, les voitures et il faut prendre l'autocar du Cannet, lequel ne se hâte point. Ensuite, il faut monter à pied, monter longtemps. La route à chaque tournant offre, au travers des mimosas, des vues étonnantes sur Cannes, Nice, l'Esterel.
- "Monsieur Bonnard ?"
C'est Suzanne Desprès, la grande actrice, qui interroge la bonne. [...]
Bonnard arrive : "La grande Suzanne!" s'écrie-t-il. Très ému, ils s'embrassent. Ils ne s'étaient pas revus depuis l'armistice. Il questionne Suzanne sur la mort de son mari.
- "Lugné-Poë a succombé à une maladie de coeur le jour de l'armistice." Suzanne a des larmes dans les yeux. Elle se contient. "Pas de tristesse inutile", disait-il. "Mais j'aime mieux qu'il n'ait pas vu l'époque que nous vivons. Il en aurait trop souffert."
- "Oui", murmure Bonnard, "ce n'est pas beau."
- "Et Vuillard" ? demande Suzanne.
- "Ce fut la même chose, dit le peintre, il est mort du coeur et de l'armistice, à La Baule. Il était chez des amis, très ébranlé par la situation générale. Il avait une telle sensibilité, il n'a pas pu supporter. Voulez-vous monter à l'atelier ?" (p. 62/63)
André Giverny : "Bonnard"
La France Libre, vol. 6, n° 31, 15 mai 1943
L'oeuvre d'art : un arrêt du temps. (p. 19)
Pierre Bonnard
« Tandis que nous descendons l'escalier de pierre, tout étroit qui mène à la grille, il se ravise et s'engage dans une allée pour me cueillir un bouquet. Un chrysanthème, quelques anémones, une grappe de roses gonflées des gouttes de la pluie matinale. Il se penche avec tendresse sur elles et les cueille avec amour. En trois minutes il a composé une gerbe qui évoque sa palette : rose, violet, jaune citron. Le feuillage mouillé est d'un vert acide. C'est un Bonnard vivant que je serre dans mes doigts » .
(Marguerite Bouvier, Comoedia n°82, 23 janvier 1943, p. 60)
« Les vertus cardinales du peintre » / Gaston Diehl
in Les problèmes de la peinture, sous la direction de G. Diehl, éditions Confluences, 1945
Quelle est l’attitude la plus profitable au peintre devant l’univers ?
De la modestie à l’orgueil le plus absolu, tant de voies semblent possibles.
Il y a une condition préalable, celle de l’humilité. Il faut être patient, savoir attendre, l’émotion surgit à son moment.
En certains lieux tout ce qui vous entoure vous plaît, en d’autres l’accueil paraît plus réservé, on a peine à y trouver une satisfaction. L’état d’enthousiasme ne se produit pas toujours.
On peut étudier la nature, l’analyser, la disséquer ou la récompenser, sans faire de la peinture.
Ce n’est pas une question d’application.
Le choc est instantané, souvent imprévu.
L’artiste serait-il dépourvu de toute certitude et condamné à ne se fier qu’à une sorte d’instinct supérieur ?
Tout peintre doit trouver dans ses éléments de travail des ressources, des rappels, parmi lesquels il peut puiser. Il n’a qu’à chercher jusqu’à ce qu’il trouve ceux qui sont conformes à son expression, à ses besoins actuels. Mais là encore la part de l’inattendu est grande.
Surtout intervient l’observation des matériaux qu’on emploie. Le talent n’est-il pas justement de savoir se servir au mieux de ces matériaux.
Chez l’artiste il se forme comme un idéal momentané. C’est ce qui doit le guider pendant son travail, c’est ce qu’il lui faudra faire sortir.
Dans cette suite de correspondances immédiates, tout est donc dans votre œuvre fonction de votre sincérité, c’est-à-dire de la mesure dans laquelle vous excluez l’artifice ?
Il y a une formule qui convient parfaitement à la peinture : Beaucoup de petits mensonges pour une grande vérité.
Puisque tous les peintres entreprennent les mêmes choses, se heurtent aux mêmes difficultés, utilisent les mêmes moyens, c’est que les différences proviennent de l’intérieur.
Dans ce subtil équilibre entre mensonge et vérité, tout est relatif, tout est une question de plus ou de moins. L’extrême sincérité risque aussi bien d’apparaître ridicule ou insoutenable.
L’art est connaissance, mais ne faut-il pas sans cesse pour l’artiste oublier ce qu’il a appris ?
Si on oublie tout, il ne reste plus que soi et cela n’est pas suffisant. Il est toujours nécessaire d’avoir un sujet, si minime soit-il, de garder un pied sur terre.
Quand on couvre une surface avec des couleurs, il faut pouvoir renouveler indéfiniment son jeu, trouver sans cesse de nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion.
Il ne s'agit pas de peindre la vie, mais de rendre vivante la peinture.
« Mon cher Matisse,
Vos deux tableaux décorent, c'est le mot, ma salle à manger sur un fond ocre qui leur va bien. Surtout la femme au collier dont le rouge est magnifique le soir. Le jour c'est le bleu qui joue le grand rôle. Comme les couleurs ont une vie intense, et variable avec les éclairages ! Je fais des constatations tous les jours et je vous remercie de me donner ce plaisir et cet enseignement. »
Pierre Bonnard, mai 1946