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Citation de MegGomar


J’ai quitté Paris sans prévenir les membres de ma famille. Je ne les
abandonnais pas. Je craignais que la mort de mon père ne me précipite
dans un état que je ne connaissais pas, je voulais revoir A avant de
gagner le statut d’orpheline. J’étais dans le train quand ils l’ont emmené
en ambulance, quand il a protesté, s’est défendu, a menacé, quand ma
mère m’a demandé de lui acheter un pyjama, quand il a fallu remplir les
papiers d’admission, quand il a découvert sa chambre qui donne sur un
jardin, quand il a retiré ses vêtements avant de se coucher dans son
nouveau lit, quand le médecin a présenté les étapes du protocole, quand
chacun a décliné son identité, sa profession, quand ma mère a dit « j’ai
une autre fille, elle est écrivain ».
En lisant les messages de ma mère sur mon téléphone j’ai pensé que
les écrivains avaient un temps de retard ou un temps d’avance, qu’ils
n’étaient pas constitués pour occuper l’existence en temps réel, que ce
léger différé était une façon de déclencher la mémoire avant le souvenir,
le récit avant l’écriture.
Pendant mon voyage, je n’ai répondu à aucun des messages, je ne me
sentais ni lâche ni libre mais revenue à ma vie d’avant, je rejoignais A
constituée de mon père, non amputée, encore fille, enfant, progéniture.
L’orpheline abîmerait peut-être l’amoureuse, je ne savais rien de moi
après et je ne m’imaginais pas sans celui à qui je ressemblais à force de
l’avoir imité, envieuse de sa virilité, mimant ses gestes, portant son eau
de Cologne, écrivant sur son papier à lettres, volant ses briquets, ses
cigares qu’il ne fumait pas, rallumant ses mégots de cigarette, épluchant
les œufs durs à sa façon en les frottant entre mes mains jusqu’à ce que la
coquille craquelle, me brûlant en cuisinant comme lui l’intérieur du bras,
sautant du rocher le plus haut après l’envol de celui que l’on surnommait
au lycée de Vannes, arrivé en bateau puis en train depuis la petite Kabylie
avec, comme il aimait nous le rappeler, dans sa valise un costume, deux
chemises, une seule paire de chaussures : l’Oiseau rare. Je ne savais rien
des ravages du chagrin prochain, je ne savais rien de la mort d’un
patriarche, de cet abîme qui menaçait.
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