C’était cela la vie, pas autre chose, la possibilité de cultiver la terre, de voir les jeunes pousses, de sentir la pluie couler sur sa peau, de pouvoir boire de l’eau, de manger, de dormir en sachant qu’on allait se réveiller le lendemain matin.
(page 36)
Madagascar était un rêve fou : traverser les océans pour combattre des indigènes dont certains avaient encore des mœurs barbares. Et porter un bel uniforme pour honorer la patrie. Déjà dans ses yeux d’enfant, avec ses cousins, il aimait défier « les sauvages », qui faisaient très peur. Les « ennemis » se mettaient du cirage noir sur le visage ou arboraient de grands chapeaux de paille et poussaient des cris censés être tonitruants.
(pages 48-49)
Il paraissait que le parlement français avait voté une somme énorme pour financer une expédition à Madagascar. On parlait de 65 millions de francs. Ils dépensaient donc des millions pour envahir le pays des autres ?
La douleur prend souvent la forme d’un silence, à Madagascar. D’un silence terrible. Solitude extrême de cette île du bout du monde, oubliée sur ses cailloux, qui servent de terre à sa population de plus en plus hagarde. Les souvenirs sont là comme une plage immense, avant de s’apaiser comme les embruns dans le sable qui crisse.
(Prologue)
Mais le doute est quelque chose qui tenaille et fait perdre toute confiance en l’autre, et en soi aussi…
Tavao serrait les poings en pensant à l’avenir, si aléatoire. Il fallait qu’il tienne. Jour après jour, petite victoire après petite victoire, pour que l’enfant à venir n’ait pas la même vie que la sienne. Et peut-être prier. Et si les dieux chrétiens ne suffisaient pas, implorer les dieux traditionnels malgaches – Rahodibato, Rakelimalaza, Rafantaka – et d’autres encore. Et demander aux possédées d’intercéder auprès de ses ancêtres à lui, même s’ils étaient de l’autre côté de la mer, là-bas. Mais il avait une foi profonde en eux, ils l’avaient suivi, le protégeaient, il en était sûr, parce qu’autrement, comment aurait-il pu survivre ? Ne pas s’effondrer, garder espoir, il le fallait absolument.
Heureusement que le pays était magnifique : des arbres partout, des ravinalas, des manguiers, des maisons construites avec des feuilles de lataniers… C’était Ampasindava, celle qui abritait Mahajanga, il y avait des mines de houille plus importantes que celles du Nord de la France. Comment, dans ces conditions, ne pas coloniser Madagascar ? Félicien se mit à imaginer ce qui pourrait être fait : des usines, des hauts-fourneaux, et ceci dans un paysage bucolique, car des jardins jouxteraient les bâtiments.
Une invasion ne commençait-elle pas par la mort de soi en soi ? Mais comment oser ne fût-ce que le penser, quand on vous serinait que seule la religion de l’autre était la vraie ?
Un militaire ne parle pas, il reste sur son quant-à-soi, avec sa dignité, et surtout ne rapporte rien. Rien de ce qui pourrait être confidentiel. On l’avait très vite appris dans la famille. Que faire ? Il paraissait que tout était préparé là-bas, son régiment était attendu, celui-ci était réputé comme étant composé de soldats d’élite. Et tout le monde lui répétait : « Il est du devoir de la France d’aider les pays arriérés à sortir de l’état sauvage dans lequel ils baignent tous et d’apporter la civilisation dans les terres lointaines. »
Le dieu qu’on les incitait à prier était maintenant blanc. Les divinités ancestrales étaient des idoles, enfants du Diable, qui était noir. Et eux, les Malgaches, étaient noirs, même s’ils se voulaient clairs. Le savaient-ils ? Mais comment sentir et dire son malaise quand on était touché au plus profond de soi ? Comment le faire quand il fallait prier à l’intérieur de ces temples qui ressemblaient à des caveaux mortuaires ? Ces memorial churches en pierre qui ressemblaient à des tombes, construites sur les lieux où des martyrs avaient été tués. Sur ces lieux-là, les âmes des morts résidaient peut-être encore, car ils avaient été mal enterrés, injustement tués. Fallait-il évoquer le Seigneur dans des intérieurs sombres comme des caveaux familiaux pour calmer les mânes, comme le disaient les missionnaires ? Refuser la vie et célébrer la mort ?