MPAGE-20130423-1825_0.mp4
Payot - Marque Page - Manuel Vázquez Montalbán - Les recettes de Carvahlo.
- María Moliner est la quatrième femme par ordre d'importance dans l'Histoire de l'Espagne.
- Les trois premières?
- Vous plaisantez? Votre univers machiste est si fermé que vous ignorez les références indispensables de la femme dans l'Histoire, à ne pas confondre avec l'histoire de la femme?
- Je vous avoue mon ignorance du ranking objectif des meilleures femmes espagnoles de tous les temps. Mais je l'accepterai, quel qu'il soit.
Elle récita d'un trait:
- "Isabelle la Catholique, Agustina d'Aragon, Dolores Ibarruri, et María Moliner."
En guise de conclusion, il serait bon, me suis-je dit, de parler avec le sous-commandant Marcos. J'avais reçu de lui un message: il avait déclaré devant les caméras de la Télévision espagnole (TVE) qu'il avait dû renoncer à lire les Pepe Carvalho parce que, dans sa jungle, les plats que se cuisine mon héros lui donnaient faim. Et je lui avais promis que la cuisine précolombienne, nourriture lointaine de la forêt lancadone, trouverait droit de cité dans mes romans!
Davila aime beaucoup également ma collection de verres de Murano, en particulier ces chers musiciens miniatures sur un sol en damier rouge et blanc ou mes candélabres baroques asymétriques, des pièces uniques en leur genre que le vendeur m'avait proposées, à la mesure de la sensibilité qu'il avait décelée en moi.
- Vous êtes l'acheteur idéal pour ces candélabres. Ils vous réclament. Ils sont en train de vous demander : achète-nous.
- "Car mon boulot rapportait moins que le leur, et le directeur général me cantonnait au sous-sol, comme disait Fedor Dostoïevski."
Ils se regardèrent intensément. Ils savaient tous les deux qui était Dostoïevski.
-"J'ai eu un flirt avec une postsoviétqiue au cours d'une mission à Istanbul, et elle m'a expliqué qui était Dostoïevski."
Carvalho va vers la cheminée. Il fait un tas avec les bûches. Il prend le livre qu'il lisait. Ses mains le mettent en pièces et il dispose sous le petit bois les feuilles déchirées. Il y met le feu, les flammes rougissent son visage, il le sait et l'imagine illuminé comme si c'était le visage d'un autre. Tournant les yeux vers la table, il croit sentir le fumet qui l'appelle, mais ne réveille en lui qu'un seul sens, celui de la nostalgie, retour de flamme dans lequel brûle l'image de sa grand-mère avec une casserole toute pareille dans les mains. Il plongera ensuite sa fourchette dans le riz qui aura le goût de l'exil, comme s'il y manquait un ingrédient pour qu'il soit pareil au plat de sa mémoire. La fourchette râcle les derniers grains, par refus de la moindre complaisance dans la prostration, puis la main de Carvalho prend le verre de vin à moitié plein et il boit. Soupir de satisfaction dédié à son autre moi qui lui tient compagnie pendant son dîner solitaire.
Il avait exigé, plus que demandé une place près du hublot. L'employée de la Western Air Lines regarda les papiers d'un air à moitié surpris, à moitié soumis.
Quels objectifs peut poursuivre un agent de la C.I.A. assis près du hublot d'un Boeing de la ligne Las Vegas- San Francisco ? L'employée n'ignorait pas les rumeurs du moment qui circulaient sur l'existence de bases spéciales d'entraînement dans un coin du désert de Mohave, mais la C.I.A. ne disposait-elle pas de ses propres avions de reconnaissance ? Carvalho soupçonnait la bataille logique qui se déchaînait en ce moment sous le front artificiellement bronzé de la fille tandis qu'elle remplissait le billet.
— ... Toi, toi tu peux le retrouver. Tu sais comment faire, tu es dans la police, non ?
— Détective privé.
— Ce n'est pas pareil ?
— La police fait régner l'ordre. Moi, je me contente de révéler le désordre.
Rien n'est plus triste qu'une chambre pour deux, quand on ne s'aime plus trop ... Ce sont deux beaux vers de déboire amoureux d'un des meilleurs poètes d'amour contemporains. Mais ils brûlent bien. Il faut reconnaître qu'ils brûlent bien. Si vous êtes un pyromane, vous avez dû remarquer que les livres en vers brûlent mieux que les livres en prose. Les espaces blancs facilitent la combustion.
J'ai écrit au Roi, un vieux Républicain comme moi. J'ai demandé pour lui ce que je n'avais jamais demandé pour moi! J'ai transigé sur des choses que je n'aurais jamais accepté avant. Finalement , je l'ai ramené en Espagne. Le temps, le temps guérit tout, parait-il. Le temps ne guérit rien de rien. Il ajoute son poids, et voilà.
Quand Charo se mit à pleurer, Carvalho comprit que sept ans avaient passé et qu'elle n'était probablement plus la même. La Charo d'autrefois se serait noyée dans les larmes, la Charo d'à présent les jouait, elle les sentait, mais elle les jouait dans une mise en scène imaginée à l'avance. Le décor était toujours le même, le bureau De Carvalho, Biscuter était aussi le même Biscuter. Carvalho ne s'était pas autorisé la moindre modification personnelle au cours des trente dernières années. Charo. Charo avait changé. En 1992 déjà, quand elle était partie, ce n'était plus une gamine, mais maintenant on aurait pu la prendre pour une bourgeoise financièrement à l'aise, revenue après une longue absence, pendant laquelle elle avait changé de statut et de silhouette.