Je détestais devoir me comporter de la sorte, mais les remontrances d'Hedda avant notre départ me revinrent en mémoire. Elle avait raison. J'avais été trop tendre avec lui. Il lui fallait un peu de discipline, car charmer une huldra dans des circonstances aussi critiques était inadmissible. Si Skuld se trouvait parmi nous... Un frisson me parcourut à l'idée de ce qu'elle aurait pu lui faire pour une telle insubordination.
Pourtant, une certaine culpabilité m'envahissait. Lui qui m'avait sauvé la vie n'avait eu en retour que colère et paroles blessantes. Pas de remerciements ni de compassion alors qu'il avait perdu tout autant que moi. Depuis quand étais-je devenue aussi glaciale ?
Sans un mot, je tournai les talons et regagnai ma chambre. Dans la solitude glacée et tranchante de la pièce, les larmes montèrent jusqu'au bord de mes cils sans pour autant les franchir. Les remords me dévastaient. Skye vint se frotter contre ma jambe et mes doigts se perdirent dans son pelage ténébreux. Ses ronronnements m'apaisèrent. Après une grande inspiration, je balayais ces sentiments indignes d'une valkyrie et laissai mon cœur s'endurcir davantage. Les émotions étaient synonymes de faiblesse et les faire taire était le seul moyen de survivre dans ce monde impitoyable.
Ma bulle dorée se désagrégeait et emportait mon bonheur illusoire. Ce jour-là, dans cette forêt, je pris conscience que je ne voulais pas de ma destinée déjà tracée. Vivre dans le confort de la halle de ma mère, Freya, ne m'intéressait pas. Je désirais prouver ma valeur en servant les dieux dans des missions plus dangereuses. En allant récupérer les essences des guerriers valeureux sur Midgard. Un feu ravageur coulait dans mes veines. Je brûlais de devenir moissonneuse d'âmes, une combattante courageuse.
Cette décision allait changer ma vie à tout jamais.
Mon cœur se brisa. Ma respiration resta bloquée dans ma gorge. Je compris alors la raison de la visite de ces soldats. Les larmes dévalèrent mes joues. Mon père était mort. Tué lors d'une bataille. Emporté loin de sa famille. Mes bras se refermèrent autour de Kari, sanglotante. Tout venait de basculer. En une fraction de seconde, j'étais passé du garçon insouciant à l'homme de la maison avec la lourde charge de protéger les miens. Mes pleurs cessèrent. Je me devais d'être fort. Pour elles.
Et en ce jour maudit, tout changea.
Après tout, ne pouvions-nous pas tout dissimuler derrière un sourire ?
Je voulais lui avouer que je ressentais la même angoisse que lui. Toutefois, notre nouvelle proximité m'effrayait. Il pourrait si facilement me blesser. Je devais remettre un peu de distance entre nous. Pour me protéger. Je n'avais toujours pu compter que sur moi et ne souhaitais pas que cela changeât. Le laisser franchir mon bouclier serait un risque trop grand. Ma mère avait fait en sorte que je n'oubliasse jamais que les personnes pouvaient nous trahir si aisément.
Ma gorge se noua. Je ne pouvais pas nier que la situation me blessait. Mes sentiments devenaient de plus en plus forts de jour en jour et la distance que je m'évertuais à instaurer m'était insupportable. Le loup en moi désirait être auprès d'elle, l'aimer et la protéger sans retenue alors que je luttais pour le faire taire. Notre bataille faisait rage et tant que la victoire serait mienne, je serais l'instrument de notre malheur.
Est-ce toujours ainsi ? On accorde sa confiance, son amitié, pour finir blessée... Est-ce là tout ce que l'amour a à offrir ?
Alors que l'ombre menaçante de la montagne nous surplombait, un terrible pressentiment vibrait jusque dans mes os : ce périple où chacune de nos failles allait être exploitée ne faisait que débuter et le pire restait encore à venir.
- Typique d'une valkyrie, assena-t-elle. Vous êtes aveugles à ce qui ne trouve pas grâce à vos yeux et vous oubliez bien vite que vous êtes aussi les progénitures d'une divinité et d'un mortel.