Il parait que ce qui compte, c'est d'essayer. D'essayer encore et encore, de se relever lorsqu'on tombe, de batir des victoires sur ses échecs.
Ça devrait être si facile de répondre. Aisling sait, elle. Elle sait qui elle est et ce qu'elle veut. Elle est plus jeune, mais elle
a mille lieues d'avance sur Lucile, qui est encore prisonnière de ses peurs.
Ce sont ces peurs qui les séparent. Elles qui tricotent des nœuds avec les mots de Lucile pour les empêcher de sortir. Peur d'être vulnérable. Peur d'être rejetée. Peur d'être blessée. Peur de ne jamais être aimée. Peur de plein de choses. Le sang qui pulse contre les tempes et la tête qui tourne, Lucile vacille.
Après tout, s'enfuir a toujours suffi jusqu'à présent. Aussi bien pour elle que pour sa sœur, pour sa cousine, pour sa mère, pour son père, pour ses grands-parents, pour toute sa famille. Personne ne lui a appris la confrontation, la vraie, celle qui mène au dénouement. Salomé n'est même pas sûre
que ça existe, un dénouement. Elle ne connait que la fuite perpetuelle.
Alors, elle court.
Grandir ne devrait pas signifier qu'on renonce aux petits bonheurs. Ça devrait signifier qu'on en découvre des nouveaux.
Sa famille va encore râler, mais ces chaussures, elle ne les remettra pas avant fin aout. D ici à quelques jours, ses talons seront recouverts de corne et elle marchera sans se soucier des gravillons. Elle sèmera sable et poussière sur le carrelage et le plancher, et elle salira ses draps de lit. Elle se sentira libre.
C'est elle, ça ? Cette fille, là, dans le miroir ? Avec ses bras spaghettis et ses coudes proéminents, avec sa cage thoracique dessinée comme pour en étudier la composition, avec ses fesses plates, avec ses cheveux ternes et abîmés, avec ce teint
cireux et ce regard halluciné?
Comment a-t-elle pu devenir cette fille-là ? Elle n'a jamais voulu devenir cette fille-là !
À de nombreuses reprises, elle s'est jointe à une fête juste parce que sa sœur y était invitée. Elle pensait que ça ferait d'elle une adolescente normale. Qu'en se forçant, elle s'intégrerait, que ça lui plairait, que les autres l'apprécieraient. Mais chaque fois, elle s'y sentait plus anormale encore. Partir sans rien dire est devenu une habitude.
Dehors, les rires. Sous son crâne, le chaos.
Tous ces efforts, toutes ces privations au cours de la journée, tout ça pour ça.
Elle s'était promis de ne plus déraper, et voilà qu'elle ouvre la porte au passé et à son corps détesté. Au lieu du contenu de son assiette, c'est sa liberté future qui est dans la poubelle.
Elle ne veut pas aller se coucher avant que la nuit soit si avancée qu' elle avalera toutes les ombres. Elle ne s'allongera sur son lit que lorsqu'elle sera certaine de sombrer, là où ses pensées tisseront des cauchemars qu'elle oubliera au réveil.
Parapluie en main, les pieds mouillés à cause de ses tongs, elle longea la promenade qui courait au bord de l'océan, soudain euphorique. Elle n'avait rien à faire. Elle n'était pas pressée. Pas de devoir à rendre, pas de covoiturage à attraper, pas d'amis à écouter, pas de sœur à surveiller, pas de parents à réconcilier. Elle était libre.