Laurent Lemire n’est pas un savant penché dans les découvertes. Sa spécialité, c’est la vulgarisation biographique. Après avoir écrit des ouvrages comme Les savants fous, Alan Turing ou Marie Curie, il choisit ici de s’’attaquer à la biographie de vingt savants a priori méconnus, le tout en à peine deux cent pages. Il faudra donc s’accrocher pour cavaler au rythme de Laurent Lemire, et ne pas s’étonner si leur existence nous semble aussi brève et dérisoire que les découvertes dédaignées de leur époque.
Mais posons-nous tout d’abord cette question : qu’entend Laurent Lemire lorsqu’il parle de « savant » ? Pour lui, il s’agit d’hommes ou de femmes qui ont consacré leur existence à l’étude afin de révéler des phénomènes et processus dont les répercussions novatrices pourraient transformer la vie humaine et modifier la trajectoire de son évolution. Et que signifie-t-il par « avoir raison trop tôt » ? N’est-ce pas une aberration puisque la raison, pour être désignée comme telle, doit être reconnue par des contemporains –ce qui impliquerait qu’avoir raison trop tôt, c’est n’avoir pas raison du tout. Pour dépasser la contradiction, Laurent Lemire fait sienne cette formule de Schopenhauer : « Toute vérité franchit trois étapes. D’abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence » et nous lance sur la découverte de ses vingt savants précoces. Mieux vaut être reconnu trop tard que jamais. On dépasse l’introduction, on s’apprête à découvrir des noms jusque-là inconnus pour imprégner notre cerveau de la reconnaissance qu’on devra désormais leur accorder et… qui découvre-t-on avec la première biographie ? Léonard de Vinci ! Plus reconnu que lui…
La suite des biographies nous permettra de vérifier que ce premier choix de personnage n’est pas une boutade –dont on ne comprendrait d’ailleurs pas vraiment l’intérêt. Après ce cher Léonard de Vinci, dont nous sommes habitués à entendre le nom d’aussi loin que nous avons des oreilles, on croisera le chemin d’autres savants à peine moins connus, Nicolas Copernic et Henri Poincaré en tête. A ce stade de notre lecture, il convient d’éclaircir le propos de Laurent Lemire au risque de croire que son entreprise d’écriture n’est qu’une belle et vaste arnaque, diablement efficace parce que parfaitement inscrite dans le halo de couillonnerie qui sied à notre époque –en voici un qui n’aura pas eu raison trop tôt. Laurent Lemire, comme tout bon pédagogue légèrement démagogue, sait que l’intérêt de son lecteur pour son ouvrage sera renforcé à condition qu’il se sente lui-même un peu savant. Ainsi, plutôt que de nous sortir une litanie de noms totalement obscurs, Laurent Lemire nous sert une fricassée de noms vaguement entendus (Gregor Mendel, André Vésale…) voire rabâchés (Léonard de Vinci, Nicolas Copernic…) afin de se donner l’autorisation de citer quelques noms réellement dédaignés du grand public (André Bloch, Franz Nopcsa ou Vladimir Vernadski) et de se rapprocher ainsi de l’objectif que nous donnait initialement à espérer le titre de son ouvrage. Laurent Lemire se rend compte lui-même de l’approximation de son titre, qui s’excuse souvent en écrivant par exemple que « Peter Higgs n’a pas vraiment eu raison trop tôt » (mais alors que fait-il entre ces pages ?) ou en avouant que certains des savants qu’il a choisi d’évoquer ont parfois reçu des prix de reconnaissance de leur vivant, ainsi Charles Wilson, lauréat du Prix Nobel de physique en 1927.
Laurent Lemire aurait dû savoir que son ouvrage se destinerait avant tout à des lecteurs qui ont faim de découvertes et de surprises. On ne se penche pas sans raison sur un livre dont le titre nous laisse à croire que chaque page tournée nous révèlera un nouveau pan de l’histoire des sciences… Mais Laurent Lemire ne semble l’avoir compris qu’à moitié, qui nous dispense l’histoire de savants parfois reconnus et qui passe avec une désinvolture presque insultante sur leurs découvertes. Il est impossible de nous faire prendre conscience de l’ampleur et de la portée novatrice des travaux de chaque savant en leur consacrant à peine une ou deux pages –le reste servant à présenter une biographie écourtée, quelques ébauches d’explication permettant de justifier le rejet dont ils eurent à souffrir, le tout entrecoupé de longs extraits d’ouvrages plus ciblés que l’on devrait peut-être lire à la place de ce traité de vulgarisation si on espère vraiment apprendre quelque chose. Ainsi, en parlant du principe de moindre action élaboré par Maupertuis, qui servit de base à l’élaboration de l’idée quantique, Laurent Lemire se satisfait d’un lascif « Aujourd’hui, cela nous paraît évident –enfin pas à tout le monde... » pour nous faire comprendre 1) que le principe ne nécessite pas d’être davantage explicité ; 2) que si nous ne le comprenons pas par la magie de sa simple évocation, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Peut-être… peut-être faudrait-il en effet ne pas accorder à cet ouvrage plus de valeur qu’il ne prétend en avoir. Laurent Lemire se contente de nous présenter quelques savants intéressants, marginaux et originaux. Même si on ne comprend pas toujours tout de leurs découvertes et même si le dépaysement semble bref, on prendra connaissance de quelques spéculations pas si loufoques qu’elles n’y paraissaient de prime abord ; ainsi la théorie de la panspermie d’Arrhenius, la chambre à brouillard de Charles Wilson ou la constante inconnue d’André Bloch.
Petit ouvrage divertissant parmi tant d’autres, le livre de Laurent Lemire s’oppose à la démarche des savants qu’il honore, et en correspondant parfaitement aux attentes de son lectorat actuel –curieux mais pas trop-, il ne pourra absolument pas prétendre à l’éternité acquise par ces savants qui, en se faisant rejeter pour n’avoir pas été de la même époque que leurs contemporains, se sont finalement inscrits durablement dans le paysage.
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