Dans la chute, il y a un moment où la vitesse devient constante. Arrivé à ce point de stabilité, la chute pourra durer des jours, des mois et des années, sans varier d’un pouce. Il me semble que je tombe depuis des heures mais il m’est difficile d’être plus précis, d’une part, parce que je ne porte pas de montre, pour des raisons qu’il serait oiseux de développer ici, et d’autre part, quand bien même j’en posséderais une, elle ne me servirait à rien puisque le trou est noir comme du cirage ou comme les ténèbres…
[à propos de son roman "Rengaine"] Disons que l'origine de ce texte, c'est d'abord de tenir une phrase ou un phrasé. Du moins un ton et une certaine diction. Avant même l'histoire, car il n'y a pas vraiment d'intrigue ici, c'est une question de vitesse et de petites musiques. Quant au narrateur, c'est plus une voix qu'un personnage.
"plus bas après le jardin de la mère Soret ; il y avait la menuiserie aux grandes portes ; parfois laissées ouvertes ; avec le vacarme des scies circulaires ; le fatras des bois coupés ; des plots à joncher le sol des restes de papier de verre ; avec l'insistance des ponceuses dans la poussière ; dans le brouillard dans la montagne ; avec l'éreintement des rabots des coups de varlope ; des entailles des encoches ; au milieu des copeaux balayés dans le coin ; et puis aussi ce long tube en toile de jute ; qui aspirait la sciure ; et dans lequel on voulait sauter dedans à pieds joints ; ça avait l'air doux et cotonneux c'était attirant ; il y avait encore les crayons rouges aplatis à courir en long en large ; à prendre les mesures pour les découpes ; avec le double-mètre qui perdait le vernis par endroits les chiffres effacés ; mais il y avait toujours quelqu'un à venir dehors ; le casque sur les oreilles pour venir fumer une cigarette ; qu'on avait rien à faire ici ; que ce n'était pas un lieu pour les enfants ; qu'il fallait loin de par là ; et c'était à s'enfiler entre les planches empilées ; en enfilade sur la place ; recouvertes de plaques de tôle ondulée ; écornées dans les coins des bouts déchirés ; à travers les couloirs en se frottant au bois ; en se prenant des échardes au passage le doigt dans la bouche ; jusqu'au fond dans les replis ; dans les cachettes assis sur de la vieille sciure empâtée ; à trafiquer en sourdine ; à tripoter une capsule de bière ; à rattacher les lacets de ses chaussures ; et puis à graver ses initiales sur les planches ; avec le petit couteau porte-clés ; celui avec le cure-dent et la pince à épiler sur les côtés ; le dos contre le mur loin des regards et loin du monde ;"
la nausée au départ au retour des vacances le mal au cœur ; le coude à la portière à fumer vaille que vaille en racontant des blagues ; avec les cendres partout dedans dehors sans atteindre le cendrier ;
avec la mère Soret l’autre côté de la grille ; accroupie près d’une tombe l’arrosoir à la main ; pour donner à boire aux fleurs de grand-père ;