ça va sans doute te sembler très injuste, cependant la vie est ainsi faite. Les rapports charnels valorisent la virilité des jeunes hommes. En revanche, les jeunes femmes, les filles, surtout si elles tombent enceintes, sont rejetées par leur famille et leurs amis. Tu ne serais jamais autorisée à retourner au lycée. Ton père et tes frères ne te regarderaient plus de la même façon. Cette imprudence serait une tache indélébile sur ta réputation et ton nom.
Ce n’était un secret pour personne que Becca avait été conçue sur le tard et que sa mère avait subi un calvaire lors de l’accouchement ; et malgré tout elle aurait préféré ce destin à celui qu’elle avait connu. Oui, elle aurait préféré ce destin ou celui de Rachel, qui avait épousé un homme qu’elle connaissait à peine pour garder son enfant. Becca occupait une position singulière : elle était la seule à savoir ce qui s’était produit par le passé, et ce qui se produisait à nouveau aujourd’hui. Elle ne serait pas toujours là, et il fallait que Sarah comprenne que c’était l’histoire de plusieurs générations de femmes qui continuait de se jouer à travers elle.
je voulais te mettre au courant plus tôt,mais j'ai eu du mal à trouver le bon moment.
Voilà comment Becca engagea la conversation avec sa petite fille,Sarah,qui tenait une tasse de thé ses genoux.Elle frotta ses mains ridées l'une contre l'autre,ajusta le coussin dans le bas de son dos,puis lissa sa jupe sur ses cuisses.Elles étaient confortablement installées sur la causeuse préférée de Becca devant la cheminée. En temps normal,elle aueait pu faire un feu pour chasser l'humidité ambiante,cependant elle avait décidé de ne pas renouveler son stock de bois cette année...
Ah, combien cette robe de chambre ravivait le souvenir de celle qu’elle était alors, plus jeune et plus sexy, de Peter qui défaisait lentement la ceinture et glissait ses mains autour de sa taille, alors bien dessinée, pour l’attirer plus près. Californien jusqu’au bout des ongles, Peter ne s’était jamais intégré à Long Harbor. Cette chambre et le corps pulpeux de Rachel avaient constitué un refuge pour lui. L’été suivant leur mariage, avant que son ventre de femme enceinte n’atteigne la taille d’une montgolfière, ils passaient de longues matinées au lit.
Elle aimait dormir les fenêtres grandes ouvertes pour accueillir la fraîcheur nocturne. La brise marine gonflait légèrement les voilages comme un souffle de vie, sorte de bouche-à-bouche pour l’âme. Elle résistait toujours à la tentation de les fermer, même si Lilly, à la moindre menace de pluie, s’affairait dans la maison pour toutes les claquer. Quand Rachel était adolescente, la plupart des matins sa mère débarquait dans sa chambre à dix heures avec une expression de dégoût, s’exclamant qu’elle gaspillait son été en dormant aussi tard.
Si Becca pouvait s’accoutumer à une vie sans son mari, une vie sans Eden était une tout autre histoire. L’hiver, la simple évocation de cet endroit la portait, autant que la maison le faisait l’été. Celle-ci transcendait le temps, elle était l’écrin des légendes familiales et de ses souvenirs les plus marquants. Becca associait Eden à l’amour et à la tradition, ce lieu constituant un lien entre les générations, et ça l’attristait de penser que le bébé de Sarah n’aurait pas la chance de courir dans l’herbe fraîche.
Sadie admira la longue robe en soie de Maud et se demanda si elle devrait s’en faire faire une. Celle-ci portait les cheveux courts et plaqués sur son visage poudré, orné d’un grain de beauté souligné au crayon noir. Son rouge à lèvres carmin était brillant. Une vraie New-Yorkaise sophistiquée et éblouissante. Sadie n’en avait jamais vu ailleurs que dans les pages d’un magazine. Cette femme lui donnait le sentiment que Pittsburgh n’était qu’un trou perdu.
Elle n’était pas seulement séduite par ses cheveux sel et poivre… Il y avait aussi son teint mat et buriné, la barbe de trois jours qu’il arborait la plupart du temps et ses lunettes en écailles. Grand et large d’épaules, il portait des jeans qui mettaient en valeur ses jambes musclées et des chemises impeccables. Elle aimait la façon dont il posait sa veste en tweed sur le dossier de sa chaise juste avant de commencer ses cours.
Sadie regrettait l’époque où sa grand-mère vivait avec eux. Elle se souvenait encore de l’échange de ses parents lorsque celle-ci avait insisté pour que le traditionnel repas du dimanche n’ait plus lieu dans la salle à manger grandiose de la demeure principale mais dans la sienne, plus modeste. « Helene, ma mère est une femme âgée, c’est tout ce qui lui reste », avait argué le père de Sadie, las de ces disputes.
Il avait de la peine pour ces garçons, qui malgré leur chagrin, très réel, étaient dévoués au bien-être de leur mère. Sa propre mère s’était reposée sur lui, également. Elle était toujours restée une étrangère dans ce pays, maîtrisant un anglais correct mais recourant au yiddish dès qu’elle avait quelque chose d’important à dire.