Depuis notre mariage, en 1967, Elsa a toujours voulu m'aider à déterrer mes souvenirs. Pendant longtemps, certain de pouvoir retrouver mon passé à mon gré, je l'avais gardé enfermé dans moi-même. Mais au fil des années, j'ai commencé à oublier des choses que j'avais toujours su. Sous mes yeux, de larges fragments de souvenirs sont partis derrière moi à la dérive, mais curieusement, ce qui m'en est resté garde la précision d'une lame de rasoir, sans aucun rapport à son importance. C'est la terreur de l'oubli qui m'a poussé à écrire et Elsa qui m'a aidé à libérer les mots.
Des mois d'écriture obstinée ont provoqué des tourbillons d'émotions. J'ai pleuré et à la fois souri devant mes souvenirs dont je n'arrivais pas à m'arracher. C'était comme le truc des foulards du magicien. Chaque souvenir s'entrelaçait avec le suivant dans un torrent de couleurs à l'infini : la mémoire d'un moment particulier en libérait tout un arc-en-ciel.
Je ne me souviens plus du lendemain, le jour où ma mère n'est pas revenue au verger de cerisiers. Mais j'ai gardé la mémoire des années de dorlotement qui ont précédé cette journée fatale de Juin 1944, et je n'ai jamais oublié les quelques bonnes âmes qui m'ont protégé du pire, comme un îlot de bonté originelle au milieu d'un océan d'adversité sans horizon.
...Je n'ai pas beaucoup d'intérêt pour les grands monstres du nazisme. Je m'inqiète beaucoup plus de ces gens ordinaires qui firent le sale boulot dans l'ombre.
A la dernière seconde, sur le point de s'élancer vers la liberté, Michelin décide de rester avec sa mère et renonce à s'échapper. déporté à Auschwitz le 10 février 1944 en compagnie de 1500 autres juifs, Michelin fut un des 59 survivants. sa mère, par contre, ne survécut pas à l'enfer." je suis content d'avoir pu accompagner ma mère jusqu'au bout, affirme-t-il, sinon, je n'aurais jamais pu être convaincu qu'il n'y avait rien que j'aurais pu faire pour la protéger."
EN revanche, tous ceux qui comme les Brès, avaient fait parler leur humanité malgré leur condition précaire se sont élevés au-dessus de leurs pairs. S'ils ont pu répondre aux autres qui avaient besoin d'eux, c'est qu'ils savaient voir avec les yeux des victimes.
Mais, au fil des années, j'ai commencé à oublier des choses que j'avais toujours sues.
Dans son livre Ni droite ni gauche, Zeev Sternehell a montré que l'antisémitisme français dépasse les clivages partians et peut se trouver dans tout l'éventail politique. Bien que l'on doive se garder de faire des généralisations mes propres sentiments d'isolement, avant que nous partions nous cacher en 1944, indiquent une hostilité beaucoup plus générale que l'on veut normalement admettre. centre l'antisémitisme sur l'extrême droite fournit un paravent derrière lequel trop de collaborateurs pourront trouver refuge.
Pendant cinquante ans, la collaboration a été peinte comme un crime sans victimesou, dans le pire des cas, comme une vague association infâme avec les nazis. Au revers de la médaille, la déportation des juifs par Vichy, même lorsqu'on la reconnait, reste un crime sans coupable.