Dans ma vie bien rangée, il est l'eau vive.
j'ignore ce que tu penseras de nous.... Il est possible que tu nous haïsses... je le comprendrais.... mais je sais aussi ... que la haine est un poison qui se retourne toujours contre celui qui l'éprouve. Même si tu n'as pas de pardon disponible... essaye de ne jamais oublier que tout ce que nous avons fait, même mal ... l'a été par amour pour toi. Sois heureuse....
Même s'il fallait pour cela demeurer aveugle à une autre vérité, plus sombre et plus sordide : l'image est une tueuse en série.
À première vue, quelques grammes d’électronique aimable, conçus pour fixer des paysages, des monuments, des tableaux de famille, attraper des sourires, des chats ou des visages d’enfants; dans les faits, une possible arme de guerre, capable de broyer les gens comme nous, ceux qui s’étaient trouvés là où il ne fallait pas.
A cet instant, je ne sais pourquoi, j'ai pensé au photographe qui avait pris le cliché pour Scoop-Images. A celui qui avait fichu ma vie en l'air avec la même facilité qu'on pousse une rangée de dominos. Combien avait-il monnayé le prix de mon existence : mille, deux mille, dix mille euros ? Il lui avait fallu moins d'une seconde pour appuyer sur le déclencheur ; mais, à moi, cela prendrait des mois, des années peut-être, pour réparer les dégâts, si tant est qu'ils soient réparables.
Eh bien appelle-le et pose lui la question. Ce sera plus fatigant que de déprimer dans ton coin, je te l'accorde - elle a esquissé un sourire - mais plus constructif aussi
Il est vrai qu'il n'y avait pas de mots dans le code pénal pour décrire ce geste très particulier qui consiste à violer la douleur avec un objectif.
On ne sait d’où est partie cette rumeur sourde qui a fini par faire trembler le sol, on ignore à quelle heure, quelle seconde, notre frère de chair a fait ce pas de côté, on ne sait à la faveur de quel mensonge, de quel concours de circonstances, s’est ourdie la catastrophe. On ignore, en somme, par quelles micro-blessures, quelles infimes trahisons, a coulé le sang de la relation. Mais voilà que, avec la même inexorabilité que le mouvement de la mer, l’amour commence son retrait, à bas bruit, ô à peine un recul, une lisière imperceptible qui se décale, et qui pourrait presque laisser croire, les jours de grand soleil, que rien n’a bougé.
… depuis que je sais que ce cliché a circulé un peu partout, je me sens vulnérable.
Est-ce qu'Héloïse est au courant ? Nous ne nous sommes pas revus depuis l'hôpital. Une fois en réanimation, grâce à un infirmier compréhensif, une autre fois dans sa chambre. Ensuite, je me suis heuté à la garde prétorienne devant sa porte. Son mari avait donné des consignes strictes qui ne m'incluaient pas.
Depuis sa sortie, mon amie ne me parle plus que par SMS. Un premier pour me demander des nouvelles, un deuxième pour m'avertir de son changement de numéro, le dernier pour la commémoration. Aucune allusion à Scoop-Images.
Pourtant, mon portable porte la trace régulière d'appels manqués émanant du sien. Mais elle ne répond jamais quand je rappelle. Je me dis qu'elle doit être avec son mari. Qu'elle ne veut pas entendre parler de cette photo, et encore moins me revoir parce que mon souvenir est lié à la pire journée de sa vie.
Je mens.
Ce n'est pas seulement la sollicitude qui me retient d'insister. C'est la honte que nous ayons été tous deux été montrés ainsi, dans ce que nous avions de plus faillible et de plus démuni. Un photographe a fait de nous, par provision, les traîtres que nous n'étions pas. Son image a défloré, vendu, souillé à l'avance les mots que nous n'avons pas eu le temps de prononcer. Depuis, ils flottent entre nous, branches de bois mort à la surface de l'eau sale.
Fait partie de la présélection du prix René Fallet 2012
Toutes les images disparaîtront. (Annie Ernaux)