Citations de Gwenaëlle Lenoir (28)
" Nous avons oublié depuis si longtemps la franchise. Nous n’avons appris que la méfiance et la dissimulation. "
(page 103).
Je fais taire Najma et Jamil, je les rends muets et sourds, je ne leur apprends pas les mots que le président n'aime pas. Ces mots-là, je les garde pour moi, je les ai enfermés dans ma tête, je leur ai interdit ma langue, ils se cognent contre les parois de mon cerveau, ils n'ont pas le droit de sortir, ils crient à l'intérieur. Pourtant, ces mots-là sont chantés sur les places des villes et des villages.
Le président a le visage masqué par des lunettes de soleil d’aviateur, les lèvres serrées, le cou démesurément long, le menton levé. Il ne protège pas la ville. Il la mate.
On ne parle pas des services secrets. Ce n'est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l'a décidé, vous faire enfermer là d'où on ne sort jamais.
Ma vie est morte bien avant moi.
J'ai pleuré sur ce que le président a dévoré, de son appétit d'ogre, sans rien laisser de nos vies que la peur, les armes et la folie.
Ils savent tout. Ce que nous avons planifié, Ce que nous faisons. Le plus petit changement apporte le soupçon. Le soupçon le plus infime mène aux caves et aux bourreaux .
Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision
Je les traîne en me forçant à ne plus fermer les yeux. Je ne veux plus fermer les yeux. Je ne peux plus fermer les yeux.
Le vendredi, jour de congé, les bourreaux se reposent aussi.
"Tous ces bandits payés par l'étranger. Il en vient de partout", il avait hurlé avant de lire les noms et les lieux. Des lieux que tout le monde veut ignorer. Des lieux qui ne se murmurent même pas. Des lieux qui n'existent pas. Des lieux qui recrachent des chairs brûlées et des os brisés
On ne dit pas " je ne fais pas de politique ". On ne fait pas de politique, c'est tout.
Le président pouvait tuer la moitié de son peuple, il n'empêcherait pas l'autre moitié de faire semblant de lui obéir pour mieux tromper ses sbires
Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler.
Chaque matin, en même temps que les morts, ils apportent une petite pile de feuilles. Chaque mort a la sienne. C'est une histoire courte. Elles ne racontent pas leur vie, leurs sourires, leurs joies, leurs amours, leur plat favori, leur couleur préférée. Elles disent juste des dates et des lieux. Quand et où ils sont nés. Où et quand ils ont été arrêtées. Où ils ont été emmenés. Qui dirige le lieu où ils sont morts. Par qui ils ont été torturés. Nous sommes un pays organisé.
Mais avant, j’ai recopié les noms et les dates. Je ne sais pas ce que je vais faire de cette feuille, des seize noms et de leur âge.
Je glisse sur les dalles de pierre noircies par les pas et les siècles, je suis transporté au temps de la splendeur de la ville, quand elle régnait sur le monde par sa splendeur et son érudition.
Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues, il y a des décennies. Ils ont commencé par faire taire nos parents, nos parents nous ont fait taire et nous faisons taire nos enfants. Je fais taire Najma et Jamil, je les rends muets et sourds, je ne leur apprends pas les mots que le président n'aime pas. Ces mots-là, je les garde pour moi, je les ai enfermés dans ma tête, je leur ai interdit ma langue, ils se cognent contre les parois de mon cerveau, ils n'ont pas le droit de sortir, ils crient à l'intérieur. Pourtant, ces mots-là sont chantés sur les places des villes et des villages.
Ils arrivent une étiquette au poignet droit. Ils ont des traînées de sang frais et des croûtes sombres, des bleus larges ou étroits violets, jaunes, verts. Ils ont les doigts retournés et les ongles arrachés. Ils ont les os déboîtés et les tendons apparents. Ils ont les côtes enfoncées et les tétons brûlés. Certains ont le pénis coupé et d'autres les orbites vides.
Mon monde était fait de fantômes torturés et d’orbites sans yeux.