Deux étudiants en agronomie, angoissés comme toute leur génération par la crise écologique, refusent le défaitisme et se mettent en tête de changer le monde. A la fois cynique et grinçant, drôle et angoissant, miroir fidèle de notre époque et de ses contradictions, le roman de Gaspard Koenig est aussi une histoire d'amitié, de fidélité et de solidarité.
Prix Interallié 2023
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L’humanité s’était ruée pour comprendre l’infiniment grand des cieux mais restait balbutiante devant l’infiniment petit des sols.
Les vers de terre sont des pharaons aveugles. Ils prennent le temps de vive, souverains d’eux-mêmes et maîtres de leur horloge biologique. Fuyant la lumière, ils sillonnent lentement leur royaume, se rétractant et s’allongeant comme des accordéons. Ils ne risquent pas de s’étouffer : ils respirent par la peau. Pour ne manquer de rien, ils entreposent leurs propres déjections et les réingèrent après fermentation. L’hiver, ils hibernent, roulés en boule dans une léthargie profonde. L’été, ils fuient la chaleur et se regroupent dans des chambres au frais, descendant plus profond à mesure que la température du sol augmente. Ils discutaillent en laissant passer la sécheresse. À leur mort au bout de deux ou trois ans, lorsqu’ils comparaissent devant Osiris qui pèse les cœurs, ils sont les champions : ils en possèdent cinq.
Les Romains le savaient bien : Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d’Homo. Simple.
«Ver de terre, d’abord, ce n’est pas très gentil comme nom, c’est fait pour blesser. Il vaut mieux parler de lombrics pour leur redonner un peu de dignité scientifique. Famille : lombricidae. Espèce : lombricus terrestris. Et ces lombrics représentent la première biomasse animale terrestre. Autrement dit, si on les met tous sur une balance, ils pèseront plus lourd, et de loin, que les Homo sapiens, les éléphants et les fourmis réunis. Pour donner un ordre de grandeur, il y en a entre une et trois tonnes à l’hectare, en tout cas dans les sols où l’homme n’a pas posé ses sales pattes.»
Cette courte vidéo du professeur Marcel Combe qui circulait sur Youtube avait donné envie à Arthur de venir assister à sa conférence.
Kevin se tut. Même si, incontestablement, Arthur avait raison, il n’aimait pas qu’on manque de respect aux anciens. Surtout à ces aigris qui avaient vingt ans dans les années soixante-dix et qui avaient tout changé à leur manière de faire. On leur avait vendu le progrès et ils l’avaient acheté comptant. C’était le pari le plus fou jamais tenté par une génération. Pari perdu, peut-être. Mais comment leur reprocher leur audace, leurs machines aux formes de vaisseaux spatiaux, leur soif de savoir inextinguible, leur espoir fou en un monde sans guerre ni famine ? De paysans, ils étaient devenus mécanos, chimistes, juristes, financiers et géopoliticiens. Leur échec était aussi celui de l’humanisme.
Comme son héros Henry David Thoreau qui refusait de payer ses impôts à un État fédéral esclavagiste, Arthur ne voulait pas contribuer à la vaste machine de surveillance des citoyens et de destruction des sols. Les fonctionnaires étaient à ses yeux des collabos de l’agro-industrie, de mèche avec la FNSEA. Il n’allait certainement pas payer leurs salaires.
La nature en sursis les invitait à philosopher. Ils ne refaisaient pas le monde, comme les générations précédentes. Ils le regardaient se défaire et tentaient de se trouver un rôle dans l'effondrement à venir.
(p.20)
- Il y a tant de gens qui lisent ce journal ?
Mathilde le regarda sans rien dire, éberluée. Il semblait sérieux.
- Mais non, plus personne ne lit Libé.
- Alors...
- Plus personne sauf les autres journalistes. Ils vont se jeter sur toi. Un entrepreneur validé par les gardiens du temple libertaire, c'est de l'or. J'ai déjà reçu deux messages : BFM et la matinale d'Europe l. Tu vas devenir une star.
— Notre technique marche. Ta technique, celle que tu as mise au point. On connaît désormais le rythme de traitement et les rendements en compost. Quand l’usine du Limousin sera ouverte, il n’y aura plus aucun problème. D’ici là, il faut s’arranger. Encore quelques mois, au pire, un an. Avec le cash qu’on a en réserve, on pourra lancer la production très vite dès que tous les permis seront délivrés.
— Je ne vois pas de quelle production tu parles. On a menti. Il faut tout arrêter.
— Ne fais pas la tête, partner ! C’est de bonne guerre. Comme on dit dans la Valley : « Fake it until you make it. » On n’a fait de mal à personne.
— L’incinération, c’est le pire des…
— D’accord ! Ça représentera quoi, au final, ce qu’on a brûlé ? Une goutte d’eau dans l’océan du carbone. Alors que notre projet, il va changer le monde pour de bon.
Kevin fit la moue.
— Le monde du déchet, en tout cas. Veritas va justement mettre fin à tous ces fours à merde répugnants. On ne peut pas se faire hara-kiri, si près de la réussite ! Je dirais même qu’on n’en a pas le droit. Moralement.
Kevin se sentit fléchir. Il aurait voulu s’appesantir sur cette idée. « Moralement. » Au Petit Lutetia, Arthur lui avait parlé de deux types de morale, l’une intentionnelle, l’autre conséquentialiste.
J’ai été jusqu’au bout de mon expérience et j’ai constaté que nous étions déjà condamnés. Nous profitons encore un peu, ivres morts, du sursis que nous donnent les dernières gouttes de pétrole. Des matières organiques décomposées durant trois cents millions d’années dans les bassins sédimentaires, et bues en deux siècles, à pleines rasades.