De l’encre de Chine au bois gravé, par Martin de Halleux – Frans Masereel dessine à l’encre de Chine l’ensemble de Mon livre d’heures, avant de le graver sur bois et les gravures sont particulièrement fidèles aux dessins préparatoires. Frans Masereel travaille sur du poirier très dur et séché pendant plusieurs années. Il se sert de blocs d’une épaisseur d’environ 23 millimètres qui permettent aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. Généralement, Masereel grave ses bocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence son travail. Le dessin est l’image inversée de l’imprimé et Masereel vérifie continuellement son travail à l’ide d’un miroir. Il passe ensuite un rouleau encreur qui entre en contact avec la surface initiale du bloc pour y déposer une couche d’encre typographique. L’impression se fait alors sous presse à plat ou au tampon.
Préface. Tout n’est pas blanc ni tout noir. Et pourtant si, quand on regarde un dessin de Frans Masereel. Et pourtant non, pas tout à fait. Les noirs ne sont pas tous les mêmes, les blancs non plus. Certains sont loin, au fond d’une perspective labyrinthique, d’autres sont au premier plan à deux millimètres de mon regard étonné, ravi, subjugué. Comment fait-il pour détacher ce poteau aussi noir que le ciel sombre qui l’entoure et avec lequel il se confond à certains endroits ? Ce sont deux petits traits blancs sur chacun des flancs du poteau qui font l’affaire. Comment se fait-il que le noir du poteau soit dur, dense, solide, et le noir du ciel, vide, creux, alors que c’est le même noir ? C’est un noir différent. Moins noir ou plus noir, Masereel utilise toutes les valeurs du noir alors que c’est impossible, noir c’est noir normalement. Et c’est pareil avec les blancs. Le chaos des immeubles, la foule qui ondule à ses pieds, un éclair dans le ciel, le dessin de Masereel es une symphonie de blancs et de noirs tous différents qui racontent la violence de cette ville, de notre monde, de nos désirs, ainsi que la fragilité de nos chairs et nos espoirs.
Fiat lux. Si le style de Masereel est toujours identifiable tout au long de ces quatre-vingt-trois gravures sur bois – un contraste entre le noir et le blanc aussi tranché que le propos est tranchant -, quelque chose a changé dans la composition de ce sixième roman en images. Ce que confirmera l’auteur à Pierre Vorms : […] je pense que Idée représente également une réussite technique, […] pour la première j’ai commencé à réunir dans un même bois, en une seule image différents personnages, différentes situations et même des idées différentes. Oui, je crois que c’est dans Idée que j’ai commencé à pratiquer un certain simultanéisme. Par la suite, c’est surtout dans mes grandes planches que j’ai développé ce simultanéisme, mais Idée a été à l’origine d’une conception qui m’a souvent permis de m’exprimer (certains diront peut-être d’une manière littéraire, bien que je la croie plastiquement toujours valable). – Samuel Dégardin
Semer à tout vent. Fort d’un tirage à quatre mille exemplaires, rapidement épuisés, Die Idée est réimprimé l’année suivante à cinq mille exemplaires – ce qui leur assurera en Allemagne, une certaine audience. L’arrivée au pouvoir par les urnes des nationaux-socialistes en 1933 y mettra fin, livrant aux flammes d’un autodafé prophétique les livres d’un Masereel qui ne cachait pas son aversion pour les idées en chemises brunes. – Samuel Dégardin
Transport critique. Sortie simultanément en France aux éditions Albert Morancé et en Allemagne chez Kurt Wolff Verlag à l’automne 1925, La Ville suscite des critiques enthousiastes. La publication reste confidentielle – à peine plus de deux-cent-cinquante exemplaires des deux côtés du Rhin – ce qui n’empêche pas le livre de devenir aussitôt un classique. […] Samuel Dégardin
La malice dans les détails… Les gravures de Frans Masereel prête à la déambulation du regard. Les recoins y sont nombreux où nous pouvons nous égarer, et nos yeux s’écarquiller de surprise ou se plisser de délectation, face à la découverte d’un détail malicieux… Parmi ces détails, il y a dans Mon livre d’heures, cet œil au centre d’un triangle que l’on retrouve, minuscule, dans deux scènes de café (en page 66 et 69). Longtemps ce petit élément graphique a attisé ma curiosité, d’autant qu’on le retrouve également dans d’autres gravures comme L’estaminet, publié dans Souvenir de mon pays, où il est agrémenté d’un texte en flamand : Got ziet ons. Hier vloekt men niet (Dieu nous regarde. Ici, on ne jure pas). À vrai dire, je n’ai vraiment compris sa signification que le jour où j’ai eu entre les mains cet objet que dessine régulièrement Masereel : une chromolithographie affichée dans l’ombre d’un bar de Flandre. Masereel a placé dans ses scènes de cafés l’un des éléments de décors les plus récurrents que l’on pouvait trouver au XIXe siècle et au début du XXe dans les estaminets de Belgique mais aussi du nord de la France. Ce détail placé par Masereel prend alors tout son sens et devient essentiel à mes yeux. Dans les deux planches, le personnage boit (beaucoup, quatre verres et un autre arrive sur un plateau !) et danse (avec une femme, très libre pour l’époque) et ceci sans gêne aucune, malgré la réprobation silencieuse de l’œil divin dans son cadre ! avec cet élément, Frans Mazereel fait écho, pour ceux qui peuvent le comprendre, à la phrase qui vient clore son récit : Zy zullen hem niet temmen (ils ne le dompteront pas).
Les gravures sur bois de ce nouveau roman en images ne le cèdent en rien à la radicalité stylistique du précédent opus. On peut juste faire remarquer que la facture des bois, plus incisive, et la narration, moins elliptique, confèrent à l’ensemble une plus pleine unité. Le roman d’apprentissage fait place ici à un propos plus ténu mais néanmoins universel : une allégorie diffuse d’une précision horlogère, pour ne pas dire suisse, qui renvoie aux scènes burlesques de l’imagerie populaire flamande. – Extrait de la postface de Samuel Dégardin
En 1919, à Genève, Masereel publie Mon livre d’heures, à compte d’auteur. Cette première édition comporte 212 exemplaires. Une souscription et une avance de l’imprimeur sont néanmoins nécessaires pour que le livre paraisse. Cent et un ans après la première édition voici Mon livre d’heures, complété par de rares dessins préparatoires. Un chef d’œuvre du récit en images à glisser dans toutes les bibliothèques, flattées et ravies d’une si belle attention.
Pacifiste, mais redoutable, Romain Rolland fait part à Masereel de ses premières impressions par voie postale : Idée est, de beaucoup, la mieux composée de toutes vos histoires sans paroles – l’invention la plus originale et la plus vivante ; - et, de plus, (ce qui m’est particulièrement sensible), vous y réalisez de la beauté – (ce dont, soit dit entre nous, vous faites trop souvent bon marché, en faveur de l’expression). – Samuel Dégardin
Tentaculaire. En recourant aux inventions de James Watt (la machine à vapeur), Zénobe Gramme (la dynamo), Thomas Edison (l’ampoule électrique) et Étienne Lenoir (le moteur à explosion), les révolutions industrielles des XIXe et XXe siècles vont faire de la ville l’épicentre de la modernité. La croissance exponentielle des métropoles urbaines n’est donc pas due à la phobie des champs de bataille en rase campagne, mais – entre autres facteurs sociologiques – au développement des transports qui acheminent plus rapidement les masses laborieuses à l’usine. À l’heure de l’organisation scientifique du travail mise en œuvre par l’ingénieur Frederick Winslow et de la standardisation des modes de production par l’industriel Henry Ford, la ville a choisi son camp. Si la croissance de ses murs- horizontale et verticale – favorise une minorité de privilégiés (la classe dominante, bourgeoise), la foule qui s’y presse pour gagner sa vie entérine, par sa servitude volontaire, la lutte des classes. Conquête d’un capitalisme qui met au pas un prolétariat au nom d’un progrès dont elle garde l’usufruit, la ville devient très vite un motif d’étude et d’inspiration pour les écrivains, les philosophes et les artistes. […] Samuel Dégardin