« Comment ça va pas ? » de Delphine Horvilleur lu par l'autrice l Livre audio
Personne ne sait parler de la mort, et c'est peut-être la définition la plus exacte que l'on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu'à dire combien plus rien n’a de sens.
On a longtemps pensé que le propre de l’homme était le langage, le rire ou les rites funéraires, or il n’en est rien. Au bout du compte, il me semble que le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et se raconter des histoires. Si certains tournent cela en ridicule, je pense à l’inverse que la force des humains tient à cette capacité à construire des mondes, et à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble.
Si nos traditions religieuses, chacune par le biais de ses propres narratifs, se révèlent porteuses d’histoires de vie, elles peuvent apporter quelque chose de l’ordre d’une bénédiction pour nos sociétés. Quand elles se font porteuses de récits de mort – comme elles l’ont souvent fait dans l’histoire, et particulièrement ces dernières années –, alors elles sont une malédiction. Car les assassins du Bataclan se racontaient eux aussi des histoires qui, de leur point de vue, étaient sacrées. De ce travail de conteur, on peut faire le meilleur comme le pire.
A ce titre, les histoires constituent une arme de destruction ou de construction massive dans le monde. Mais quand la mort surgit, la puissance de ces récits est décuplée. Face à la dévastation, soit vous la laissez s’emparer de vous, soit vous agissez avec vos mots pour la contrer.
Source : https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/03/14/delphine-horvilleur-la-laicite-est-une-forme-de-transcendance-une-promesse-d-infini_6073040_6038514.html
« Tu n'as rien de mieux à faire ? »
Les générations sont-elles condamnées à répéter les mêmes phrases ? Apparemment oui. Ces mots entendus tant de fois dans l'enfance, je les énonce à mon tour aujourd'hui pour tenter d'affirmer la même autorité, ou presque. Dire à mes enfants qu'il y a autre chose à apprendre et à connaître dans la vie que le simple divertissement.
« Prends plutôt un livre ! »
Je suis devenue la vieille shnok qui leur dit à peu près ce qu'elle a reproché à d’autres vieux shnoks de lui rabâcher, quelques années plus tôt. C'est fou comme le temps qui passe nous rapproche de nos parents. Nos enfants les vengent, en nous transformant en eux. Implacable enchaînement des générations.
Exactement comme on me demandait, à moi, d'éteindre la télé, je menace de couper le wifi.
(Papi) était aussi adroit avec les règles de grammaire que gauche avec celles de l'intelligence relationnelle. Cachez ce sanglot que je ne saurais voir.
Un jour, par exemple, après avoir lu La Nuit d'Elie Wiesel, j’ai écrit à mon Papi un bref message. Je voulais absolument partager avec lui mon émotion de lectrice, lui dire combien j’étais ébranlée par ce témoignage poignant sur la déportation.
Le lendemain, j’ai reçu une longue lettre en retour : elle m'apprenait de façon bouleversante que « génocide prend un accent aigu et non circonflexe»... Je le reconnais: la déclaration d'amour était de taille.
L'annonce d'une maladie ou d'une suspicion de maladie produit invariablement cet effet. Vos proches continuent bien sûr de vous parler, mais ils amorcent généralement à votre insu une autre conversation en votre absence, avec votre mari, votre femme, votre cercle rapproché. Et ils font de votre santé un sujet de conversation qui vous échappe. Vous percevez parfois un chuchotement à votre approche, ou une conversation qui s'arrête quand vous entrez dans une pièce.
(…) parfois, quand rien ne va, je me souviens des origines méconnues de cette expression quotidienne. « Comment ça va ? »
Au Moyen Age, on demandait ainsi à l'autre « comment il va... à la selle ». Tel était l'indicateur principal de son état de santé : la consistance, la fréquence ou l'odeur de ses défécations.
Notre « comment ça va » est donc une abréviation sanitaire, le résidu lexical d'une question physiologique. Bref, une question merdique !
Je ne peux pas lire sans un stylo à la main, sans souligner. J'ai besoin de savoir que je peux laisser la trace de mon émotion.
Interview dans Les Echos du 30 avril 2021
L'antisémitisme est toujours le prélude, le clignotant, le marqueur d'un effondrement général, dont les Juifs sont les premières victimes, mais dont on sait très vite qu'il va concerner tout le monde.
Donc je pense qu'aujourd'hui il faut qu'il y ait un relais de parole, très fort, et d'action, que chacun perçoive à quel point c'est SON problème.
(La Grande Librairie 27 mars 2019)
Voilà que les juives sont devenues des hommes même quand elles sont complètement des femmes. Vous me suivez ? Ainsi, se multiplient dans les cortèges pro-palestiniens les drapeaux de soutien des militantes féministes et de la cause LGBT, qui vont trouver des excuses, ici et là, à la violence sexuelle ou à l'homophobie du Hamas. Toute guerre n'est-elle pas d'abord une guerre des sexes ? La convergence des luttes y castre très efficacement la parole.
Un petit garçon nommé Roman Kacew naît le 21 mai 1914 à Vilna, tandis que l'Europe plonge dans la guerre et la destruction. Il fera du texte et de l'écriture le refuge de sa vie, le lieu de son salut, comme une maison d'Elisha. Il grandira, s'exilera, deviendra français et amoureux de cette langue.
Plus tard, il choisira Gary comme nom d'emprunt, parmi tant d'autres noms de plume qu'il aurait pu adopter. L'écrivain, qui aimait tant les mots et les langues, ne savait sans doute pas qu'il venait de se trouver un nom à l’étrange signification hébraïque. Gary, écrit en hébreu, signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « L’étranger en moi ».
Et ce jeu de mots, qu'il ne connaissait sans doute pas, pourrait résumer toute son entreprise littéraire : s'assurer de n'être jamais complètement soi-même, en rendant toute sa place à l’étranger en soi. Savoir ainsi, où que l’on se trouve, qu’on ne sera jamais complètement à la maison.