"The book of barely imagined beings" by Caspar Henderson. Interview.
Il y a une dizaine de milliers d’années, à l’aube de l’agriculture, une société capable de construire des monuments de pierre s’est épanouie en Anatolie, dans ce qui est aujourd’hui le sud-est de la Turquie. En haut d’une colline, à Göbekli Tepe, de grands piliers étaient décorés de pictogrammes, sans doute des symboles sacrés, et de bas-reliefs représentant diverses créatures. Non loin de là, au bord d’une rivière, à Nevali Çori, un site exploré juste avant que l’inonde un grand barrage édifié dans les années 1990, un amphithéâtre était entouré de gigantesques personnages de pierre. Sur une de ces sculptures, un serpent s’enroule autour d’une tête d’homme. Une autre représente un oiseau de proie se posant sur deux jumeaux embrassés. Sur les flancs d’immenses mégalithes en forme de T sont gravés des bras humains et des têtes oblongues et sans visage. Quand les gens étaient assis sur les bancs placés autour des bâtiments, ces formes devaient sembler surgir au-devant d’eux. Éprouvaient-ils en les voyant de la peur, de l’émerveillement ou autre chose ? Sans doute ne pourrons-nous jamais que spéculer à ce sujet, mais un contexte de rituels religieux semble plausible : nous savons que des lieux de notre temps et semblables à celui-ci facilitent des états d’une forte intensité émotionnelle comme le respect, l’admiration et l’émerveillement.
Il faut parfois des circonstances inhabituelles ou même extrêmes pour que les choses ordinaires nous semblent merveilleuses. Pour le poète Ko Un, c’était la tache de lumière de la taille d’un timbre-poste qui se posait sur le mur de sa cellule, dans la prison militaire coréenne dans laquelle il resta enfermé suffisamment longtemps pour ressusciter en lui un sentiment d’émerveillement et d’espérance, alors même qu’il craignait pour sa vie. Mais il n’y avait rien d’extraordinaire ce matin-là. Je ne craignais pas pour ma vie. Je ne me trouvais pas dans un lieu exotique ou d’une beauté à couper le souffle. C’était une journée de travail comme les autres. Un mardi. Ou un mercredi. Ou peut-être un autre jour. Je ne m’en souviens pas. Ni le lieu ni le moment n’étaient extraordinaires, pas plus d’ailleurs, semblait-il, que le phénomène lui-même. Qui n’a jamais vu la lumière du soleil faire des taches sur un mur et ne s’est jamais demandé comment cela se produit ? Qui, sous le climat où je vis, ne s’est jamais senti transporté de joie quand le Soleil fait enfin son apparition après plusieurs jours sombres ?
Un matin, au début du printemps, comme je descendais à la cuisine avec ma petite fille, je trouvai le plafond baigné dans une flaque de lumière. Je ne pus pas m’expliquer d’abord cette chose étrange, qui vacillait et se reconstituait, et que des ombres par moments venaient obscurcir. Resté caché derrière les nuages les jours précédents, le Soleil s’était échappé et était monté assez haut pour illuminer les fenêtres d’un bâtiment qui lui faisait face. Ses vitres reflétaient la lumière à travers les ondulations des branches d’un arbre, jusqu’à une autre surface réfléchissante, et celle-ci se trouvait faire un angle tel que ses éclats ombragés par les branches s’étaient glissés par la fenêtre de notre cuisine et avaient bondi sur notre plafond.
Or mon sentiment d’émerveillement, l’impression d’être totalement en éveil, était exceptionnel. Étant passionné de science, je savais que la tache de lumière et le jeu d’ombres, si doux et si vivant, étaient l’œuvre de milliards de milliards de photons (des particules de lumière), issus d’une formidable explosion thermonucléaire à des dizaines de millions de kilomètres. Je savais aussi que ces photons étaient une infime proportion des myriades de particules qui tombaient en silence à chaque seconde sur la planète à une vitesse dépassant tout ce que nous pouvons imaginer. Comme l’écrit Ko Un dans un autre poème : « Je contemple le mouvement invisible de toutes choses. »
La présence de ma fille, ce matin-là, donna pour moi une joie particulière à ce moment. Elle avait cinq ans à l’époque, et la flaque de lumière n’était sans doute pour elle ni plus ni moins remarquable que bien des choses que voit une petite fille de cinq ans chaque semaine, du facteur en casquette au poisson en bâtonnets. Cependant, voyant que son père riait, elle décida qu’il devait y avoir quelque chose de drôle, et elle rit à son tour. L’amour était donc présent, et c’était merveilleux. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
L’étonnement et l’émerveillement mêlés de stupeur et de peur sont également présents dans le sentiment du sublime et dans la sensibilité romantique qui sont apparus en Europe au XVIIIe et au XIXe siècle. Mais les émotions, dans ce monde nouveau, ont été détournées et même altérées.
La réaction des humains aux simples curiosités est, en revanche, très éloignée du sentiment du sublime.