Depuis plusieurs semaines, les Français avaient pris l'habitude de vivre avec cet animal qui était devenu familier par force.
Il s’installait sur leurs épaules, pesait de tout son poids pour se faire sentir, se plaisant à les ralentir.
La guerre leur léchait les doigts, quémandait sa caresse comme un chien possessif qui exige d’être le seul sujet de leur attention, puis, elle les mordillait, faisant semblant de jouer et testait leur autorité.
Beaucoup pensaient pour voir apprivoiser cet animal aux contours troubles et à l’haleine pesante et qu’il suffirait de lui lancer la balle pour que la guerre aille jouer ailleurs.
- Mon cher, nous devons parler. Le comte sursauta et se redressa pour accueillir son épouse, les genoux crottés et les mains abîmées par les griffes épineuses des rosiers.
- Que puis-je pour vous, mon amie ?
- Je voudrais prendre la main sur la gestion de ce domaine.
- Mais vous n’y songez pas ! Une femme d’affaires ? Il me semble que vous êtes bien plus douée pour dépenser l’argent que pour le gagner. Et pire, vous ne voulez tout de même pas que je vous fasse pénétrer dans les chais ?
- Votre maître de chai est un vieil idiot qui va devoir s’habituer à ma présence et à mes ordres.
- Mais…
- Mon ami, vous ne vous occupez plus de rien ici, il faut reprendre les choses en main sinon, nous courrons à notre perte, Ginestet m’en a avertie et je sais que cet homme est de bons conseils.
- Mais de là à gérer un domaine, vous avez perdu le sens commun…
- Vous m’avez enseigné la base, je me sais capable de faire plus et mieux. Il va falloir se battre pour conserver ce château. Il est hors de question de le perdre. Vous en mourriez, je le sais.
- Il semblerait que toutes discussions soient vaines et que votre décision est prise. Mais pourquoi ai-je épousé une telle tête de mule ?
- Parce que vous la trouviez jolie.
- Elle l’est toujours, Zélie. Une tête bien faite et bien pleine. Je ne suis peut-être plus celui que vous avez connu, mais, vous, vous êtes toujours celle qui m’a emporté. Je vais prendre contact avec Pesquey, mon fondé de pouvoir, nous allons tout mettre en place pour que vous deveniez la première Chabarac des Gasses qui travaille. Madame ma mère ne va pas s’en remettre.
- Elle s’en remettra en touchant sa rente de façon régulière.
Klaus l’avait envahi. Il était comme ça, il entrait dans une pièce et la remplissait irrésistiblement en entier par son physique et sa truculente présence. Il arrivait et il s’emparait de tout l’espace.
Ce n’était même pas un acte conscient de sa part, une chose voulue et réfléchie, il était incapable de ce genre de préméditation. Il avait réussi le tour de force d’occuper chaque recoin de Paul en éclairant chaque coin sombre où Paul pouvait se dissimuler, y planquer des secrets obscurs.
Il faisait entrer la lumière, chassait les regrets poussiéreux et les actes inavouables.
Zélie savait qu'elle épouserait cet homme avant même la fin du bal. Lui n'était pas conscient que son destin fût dorénavant scellé à la jeune fille. Ce n'était pas une ambition calculée de la part de Zélie, mais une certitude tranquille que lui procurait son instinct.
Elle savait.
Elle allait diriger sa vie et poser des actes, non pas pour épouser le comte des Gasses, mais, dorénavant, en fonction de ce mariage totalement inéluctable pour elle. Elle aurait été incapable de dire ce qui lui procurait cette conviction inébranlable. Elle élimina de son champ de vision tout autre prétendant possible, n’entendit plus les salutations ou les commérages, ne vit plus les regards envieux ou de désirs.
Il était mort, mais ne le savait pas encore, il se donnait l’illusion de la vie, chose qui pouvait, parfois, tromper son entourage et même lui. Il sombrait dans l’obscurité de la mort vague de ceux qui renoncent.
Zélie avait bien tenté de le ramener dans la lumière des vivants. Voyage à Paris, spectacles, villégiatures à Arcachon, mais rien n’y faisait. Alexandre-Pierre souriait pour lui faire plaisir, comme sourit un masque de commedia dell’arte. Une grimace illusoire pour les premiers rangs, un vague visage blanc pour les derniers, une prétention d’existence, un faux-semblant de vie.
Dieter la regarda (Zélie) partir vers les chais, de sa démarche assurée, aux talons qui tapaient sur le sol, parce qu’il lui appartenait et que c’était sa façon de le faire savoir incidemment au monde.
Il semblait que la bâtisse avait sa propre vie organique, résultante de celles de ses occupants, une osmose particulière entre la chair et le minéral.