Sortir de son lit par une nuit glacée, l'hiver, quand la neige tombe à gros flocons et qu'il gèle à pierre fendre, n'est pas chose agréable. Prendre à minuit les avirons par un ouragan de "Nordé" pour tosser la lame qui vous traverse jusqu'à la moelle des os, n'est pas fait pour agrémenter les choses.
Rien de tout cela ne manquait en cette infernale nuit du 18 au 19 janvier 1881, lorsque "l'Othello" prit la mer par un temps à ne pas mettre un chien sur le pont, fût-il le plus voleur des chiens de toutes les cambuses des bords.
Il avait fallu qu'un trois-mâts anglais de 925 tonneaux eût la malencontreuse idée de serrer trop la côte par ce gros coup de vent de N-E.
Le "Bolivia" avait, en effet, quitté Rouen sur lest et naviguait à destination de l'Amérique. Surpris au large de Barfleur par un gros coup de tabac d'amont, en plein coeur d'une tourmente de neige, aveuglé, désemparé, il était venu au sec sous le moulard de Réville.
Il était 11 heures du soir quand la quille du trois-mâts vint heurter brutalent les hauts-fonds du rivage normand. Il ne fallut pas moins d'une heure à la Douane pour parvenir à Barfleur et donner l'alerte...
(extrait de "Souque, garçons" - nouvelle contenue dans "Naufrages sous Barfleur et phare de Gatteville" publiée aux éditions "Notre Dame - Coutances" en 1970
Il y a des gens qui vivent parce que d'autres consentent à mourir.
Un ciel lourd pèse sur le port. Un vent violent de "Nordé" étire les nuages épais filant à une allure vertigineuse. Le sifflement aigu du vent dans les mâtures et dans les cheminées des maisons basses lance ses notes rageuses.
Les gammes chromatiques se succèdent, stridentes et lugubres. Les paquets de mer se heurtent sur les jetées dans un éclaboussement d'écume que le vent étale majestueusement comme un grand voile de mariée à la sortie d'une église.
La croix de pierre, plantée à l'extrémité de la digue, disparaît, à certains moments, sous les embruns montant à l'assaut du Christ impassible. L'eau bouillonnante redescend en cascades laiteuses le long des pierres délavées du quai.
Sur le plan d'eau, les barques montent et descendent, tirant de toutes leurs forces sur le "corps mort", par leur capelage de deux demi-clés traditionnelles sur la tête d'étrave.
Les bateaux piquent dans la houle et se redressent avec la majesté des lutteurs racés.
Au vacarme du vent brutal se mêle le grincement caractéristique des "manoeuvres" au travail sur les réas.
Barfleur étale à la tempête d'amont. La vieille église à tour carrée, solide et trapue semble assise, comme un vieux patron chevronné à l'arrière de sa barque, au corps à corps avec la mer.
Le quai "Chardon" trempé d'embruns est à peu près désert. Ceux qui sont obligés d'y passer marchent courbés en deux, titubant comme des gens ivres....
(extrait de l'avant-propos inséré en début du volume paru aux éditions "Notre Dame- Coutances" en 1970)