Je suis né réservé, et puis, armé de mes instincts défensifs, je me suis battu, année après année, pour m'isoler toujours plus. Je me suis exercé à me passer des autres, je me suis exilé derrière un mur d'acrimonie, dans l'idée sans doute, de me rendre moins vulnérable. J'ignore quelle force j'ai cru pouvoir en tirer tout au long de ces années car la vie n'a jamais été simple ni ne m'a ménagé, eu égard à mes faiblesses, tout pesait chaque jour davantage sur mon coeur comme une lourde chape, et en particulier ce qu'il y avait de plus insignifiant.
Je me mets soudain à remonter le fil de ces événements qui, peu à peu, ont posé les jalons de ma fragilité; de cette nature qui ne pouvait que me conduire sur la voie de l'infirmité. Il n'en faut pas plus pour que je fonde en larmes à nouveau.
Maintenant, je préfère lire trois ou quatre livres à la fois et passer de l'un à l'autre en fonction de l'humeur; de cette façon, je parviens à rester concentré plus longtemps.
On se surprend soi-même par ses capacités à endurer, à passer de longues années, que dis-je, des décennies entières, dans le même état provisoire, dans la même situation inconfortable; tout ça pour s'apercevoir au bout du compte, que si vous en avez effectivement fini avec tout ça, c'est uniquement pour mourir. Et qu'est-ce qu'on pourrait bien faire d'autre?
Le pire dans tout ça, je le sais à présent, n’est pas la nuit de l’exécution, mais cette attente longue et pesante non dénuée d’espoir. Avant sa mise à mort, le condamné reste enfermé au moins six mois, durée suffisante pour imaginer qu’une grâce ou un allègement de peine puisse intervenir. Mais c’est bien là le pire espoir qui soit, celui dont vous savez qu’il ne se réalisera vraisemblablement pas et qui vous interdit en même temps toute résignation. Vous vous laissez alors aller à des comportements violents et irresponsables, pour tenter de mettre autant de distance que possible entre vous et le sort qui vous attend. Cette attente ne vous confère pas de clairvoyance particulière ni d’acuité intellectuelle accrue, elle ne fait pas jaillir en vous des flots d’aphorismes impérissables, il n’y a pas de révélations fulgurantes à l’approche de la mort, rien qu’une expectation angoissée qui vous ronge l’esprit et vous le laisse à vif, vide.
Quand j'entendais certaines personnes âgées dire que l'âge n'est qu'un nombre, raconter à quel point elles avaient l'impression d'avoir encore vingt ans et rabâcher "la jeunesse, c'est dans la tête", je trouvais ça triste et embarrassant, je pensais à toutes ces couches d'aveuglement qu'il leur avait fallu tisser habilement pour être en mesure de croire vraiment à ce type d'allégations.
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dans la vie, il faut avoir un lieu auquel on rêvera, dont on s'enquerra, dans lequel on brûlera sans doute de se rendre, mais qu'on ne connaîtra jamais.
[Le médecin] me demande de résumer mes longues descriptions par un chiffre sur une échelle d'évaluation de la douleur. Il m'indique la feuille affichée sous la lampe du lit : "A quel point avez-vous mal ?"
Pour répondre, il faut choisir un chiffre entre zéro et dix. Je n'ai aucune expérience sur laquelle m'appuyer pour l'évaluer, mais il y a des smileys censés aider à le faire. Pour le numéro 8, le visage arbore une moue chagrine, pour le 10, la bouche est encore plus tombante et des larmes coulent des yeux. L'idée d'être associé à l'une de ces expressions m'inspire le dégoût, ce dégoût constant de l'exagération. J'opte pour le 6, un visage un peu maussade, pour en garder sous le coude en prévision de souffrances à venir. Je comprends à la réaction du médecin que j'aurais dû choisir un numéro plus élevé : le visage maussade n'est pas incompatible avec un début de chimiothérapie à la fin de la semaine.
[L'oncologue] m'a présenté des documents qu'il m'a demandé de signer. Certains contenaient une longue liste de risques et de complications liés au traitement qu'il me fallait accepter et qui venaient s'ajouter aux effets secondaires classiques ; le champ de ces risques était très vaste, il comprenait altération de la fonction hépatique, insuffisance rénale, troubles cardiaques, impuissance, stérilité – engageant, n'est-ce pas ? –, mais aussi pertes de mémoire, troubles cognitifs ou encore diminution de l'acuité auditive et visuelle, mais la palme revenait à ce dernier point : probabilité de développer un autre cancer, généralement un autre type de leucémie, conséquence des effets toxiques des agents chimiques.
Donc, le principe de l'opération est de vous empoisonner en espérant que les substances toxiques tueront les cellules cancéreuses avant de vous tuer, vous. Et dans le cas où ce "traitement" vous guérirait de votre cancer, il y a des chances, précisément à cause de la toxicité de ses composants, qu'il vous amène à en avoir un nouveau. Fabuleux, j'ai signé sans même terminer la lecture. Il s'est mis alors à me passer document sur document, l'un l'autorisant à faire ce qu'il jugerait bon si, en situation d'urgence, je n'étais pas en mesure de prendre moi-même les décisions, l'autre le déchargeant de sa responsabilité dans lesdites décisions, des feuilles roses, puis des jaunes ou encore des bleues, à peine en avais-je signé une qu'il me passait déjà la suivante, relative à tel ou tel examen ou aux éventuelles interventions d'urgence ; il me disait de quoi il retournait et je signais tout de suite, pour en finir au plus vite, comme si, ce faisant, je me débarrassais de l'examen ou de l'intervention en question.
Je suis enfin de retour dans ma chambre, allongé, en quête de ce repos dont j’ai rêvé toute la journée. Une question naïve autant que vaine me taraude pourtant l’esprit. Je me demande si la mort est effectivement moins terrible pour un être humain, du fait de sa faculté à l’appréhender par le biais de ses sens et de son intellect, ou si cette conscience dont il dispose est au contraire précisément ce qui fait d’elle la chose la plus terrible de l’existence. La meilleure façon d’y répondre étant sans doute de faire diversion le plus longtemps possible. C’est en tout cas déjà un luxe de pouvoir se la poser.
Chaque jour, on ouvre les yeux en pensant d'emblée que l'on va se sentir mal, avant même de commencer à en avoir véritablement la sensation. Ce qui ne veut pas dire qu'on apprivoise son état, on ne s'habitue jamais à la maladie, on oublie simplement comment c'était quand on n'en était pas atteint.