Anne Icart est sur WebTvCulture, avec son roman "Lettres de Washington Square"
La liberté, mon fils, la liberté. Celle de partir ou de rester. Celle de bâtir ou de détruire. Celle de s’envoler ou de s’enterrer. Celle d’aimer ou de haïr… .
- Mes délires féministes ? Mes délires féministes ! Mais qu'est-ce que c'est au juste pour vous un délire féministe ? Faire en sorte qu'on n'avorte plus dans la clandestinité ? A grands coups d'aspirations qui arrachent tout au passage, qui font du ventre des femmes un vrai champ de bataille d'où il ne ressortira peut-être plus rien ? C'est ça pour vous, un délire féministe ? Etre abandonnée à son sort, se faire insulter, être une paria parce qu'on a choisi de ne pas avoir un enfant qu'on n'a ni voulu ni désiré ? C'est un délire féministe que de ne plus vouloir se faire torturer les tripes sur une table de cuisine, toute seule parce qu'on sait que ceux qu'on aime le plus ne comprendraient pas ? C'est un délire féministe que de vouloir être libre ? C'est ça que vous pensez ?
J'ai compris qu'on pouvait aimer et haïr à la fois. Et le dire . Regretter, en vouloir, mais admirer. Et le dire. Qu'être la sœur d'un handicapé, ce n'est pas plus facile que d'en être la mère ou le père. Et le dire. Que c'est différent. Qu'on s'en prend aussi pour toute la vie. De sa naissance à sa mort. Qu'on passe par tous les états. Mais que l'éventail de sentiments , du pire au meilleur, qu'offre cette fraternité bancale est un véritable don. Et le dire . Je te le dis .
Parfois j'ai de nouveau huit ans. Ou douze. Ou vingt. Ou bien plus que ça. Il y a des sentiments qui ne nous quittent pas, quel que soit l'âge que l'on a. Qui se font même plus intenses quand le temps s'accélère.
Il sait aussi que ce ne sera pas facile d'avoir sa place au milieu de ces femmes. Il les voit si proches et si solidaires. Il ne les comprend pas forcément, mais il met ça sur le compte de la nature. Les hommes ne comprennent pas toujours les femmes et réciproquement. On n'y peut rien, c'est comme ça. Il n'a pas eu de sœur et sa mère, bourgeoise d'un autre temps, l'a élevé dans une religion patriarcale bien ancrée. Fils unique, il a été un demi-dieu, voire un dieu entier, habitué à être servi par une femme servile et heureuse de l'être. Même son père était si fier de lui qu'il ne lui a jamais rien refusé. Alors forcément, l'unité féminine, un brin féministe, que forment ces trois femmes le plonge parfois dans des abîmes de perplexité. Mais à ses yeux, leur gaieté l'emporte sur la radicalité de certaines attitudes. Elles peuvent bien travailler, fumer et être indépendantes. La joie de la rue d'Aubuisson l'a gagné, lui le fils de l'austérité.
A ce qu’elle ont commencé à me dire d’elles et de nous. De leur vie ici. Avant les hauts et les bas. Et c'est ici précisément que je sens le plus tout ces femmes m'ont donné. Un sens de la terre. Des odeurs. Des couleurs. Une certaine idée de l'espoir. Le sens des racines. Savoir d'où l'on vient. Pour savoir où l'on va. Laisser le temps s'écouler tranquillement. Doucement. Ne pas trop regretter. Aimer la vie. Coûte que coûte. Malgré les attentes interminables, les désirs inassouvis et les espoirs enfuis.
J'ai compris qu'on pouvait aimer et haïr à la fois. Et le dire . Regretter, en vouloir, mais admirer. Et le dire. Qu'être la sœur d'un handicapé, ce n'est pas plus facile que d'en être le mère ou le père. Et le dire. Que c'est différent. Qu'on s'en prend aussi pour toute la vie. De sa naissance à sa mort. Qu'on passe par tous les états. Mais que l'éventail de sentiments , du pire au meilleur, qu'offre cette fraternité bancale est un véritable don. Et le dire . Je le dis .
Ce n'est pas très drôle d'être la petite soeur d'un frère handicapé. J'ai l'impression d'avoir des tas de choses très lourdes à porter, en plus de tes ailes en miettes. Que Maman te protège plus que moi et que c'est normal. Que Papa veut que je sois brillante et que c'est normal. Que je dois tout comprendre et que c'est normal. Que je dois tout accepter et que c'est normal. Que je n'ai pas droit à l'erreur. Parce que je suis normale.
Elles arrivent à temps pour me voir partir en salle de travail. J'y reste quinze heures, je refuse la péridurale parce que j'ai peur de l'énorme aiguille, je hurle comme un cochon qu'on mène à l'abattoir, insulte tout le personnel, regrette tout ce que j'ai pensé du bonheur de cette grossesse, trouve inhumaine et archaïque la condition des femmes et exaspérant le flegme des sage-femmes (qui en ont vu d'autres). Ah! elles ont encore du boulot les féministes!
Mais quand on me met mon bébé dans les bras, tout violacé et sanguinolent, très très laid en fait, quand j'entends pour la première fois le son de sa petite voix, ce premier cri, quand je sens sur ma peau la peau de Violette, j'oublie tout le reste. C'est vraiment le plus beau jour de ma vie.
Parce que j'ai accouché d'une fille. Évidemment.
De toute façon, personne n'a imaginé une seconde qu'il pourrait en être autrement. Et d'ailleurs, personne n'a cherché de prénoms de garçon.
Extraordinaire Justine qui voit la vie comme un patron, brouillon d'abord, puis au fur et à mesure qu'on s'acharne sur lui, le brouillon prend forme, se dirige dans la direction qu'on lui donne, se précise, s'affine pour ressembler au point près à ce qu'on a voulu qu'il soit. Parce qu'on y a mis toutes ses forces. (p.230)