Plutôt que de sexualité, je parlerais de désir. Le désir est plus vaste, il abrite davantage de nous. Dans À mains nues, la narratrice s`interroge : a-t-elle vraiment écouté son désir ? L`a-t-elle suffisamment défendu ? N`a-t-elle pas laissé les autres la « fabriquer » ? Pour mieux se comprendre, la narratrice revient vers l`enfant, l`adolescente et la jeune femme qu`elle a été. Elle dialogue avec elle-même, revient sur les enjeux qui ont été les siens à chaque étape de sa vie. Bien sur, la petite fille et l`adolescente ne se posent pas les mêmes questions que la femme adulte ou la mère de famille. Mais certaines choses reviennent, quel que soit l`âge : le rapport au corps souvent conflictuel, les clichés sur la sexualité, les injonctions...
Le corps, celui des femmes en particulier, fait l`objet d`un puissant contrôle social. Au travers des pages, la narratrice bataille contre ce qu`on attend d`elle. D`autres fois, elle s`engouffre dans des discours dominants, les accepte sans discussion, les intègre sans y penser. C`est la question de la norme que j`interroge ici, la façon dont elle nous enferme et nous protège à la fois. Ce qui m`intéresse, c`est l`ambivalence de la narratrice. En explorant ses désirs, elle va à la rencontre des autres, mais aussi d`elle-même. C`est en cela qu`elle trace son chemin d`émancipation.
"À mains nues" évoque l`idée d`un combat. Un combat pour parvenir à s`écouter, et faire entendre sa voix. Mais ce titre évoque aussi la sensualité. Car je voulais aussi écrire une sexualité solaire. Par ce même corps, raconter qu`on peut se rassembler, avec l`autre et avec soi-même.
Je travaille toujours à partir des questions qui m`habitent, de mes propres urgences. Je sais qu`écrire ne répondra pas à toutes mes questions, mais m`aidera à prendre le temps de les déployer. Ce qui m’intéresse, c`est le frottement, les contradictions, là où ça grince. Chacun et chacune trouvera ensuite ses réponses à sa propre lumière. Le temps nous manque tellement pour penser à la façon dont on aime, dont on désire ! L`écriture est ma façon de ralentir, de dilater le temps.
Et ce qui me pousse à publier, c`est l`intime conviction que d`autres hommes et femmes partagent mon désarroi. Car il ne faut pas être dupe du « je » que je mets en scène. Ce « je » est le fruit de nombreuses discussions qui m`invitent à croire que mes interrogations résonneront pour d`autres.
Me concernant, je pense que j`ai eu à lutter contre le mythe de « l`égalité déjà là », développé par Christine Delphy, qui me laissait croire que la lutte n`était plus utile, que les combats menés par les générations précédentes avaient suffi. Ma rencontre avec le féminisme a été assez tardive. J`avais le sentiment qu`il s`agissait d`un combat d`arrière-garde. J`étais - ou je voulais être - aveugle aux inégalités entre femmes et hommes. Quand j`ai enfin ouvert les yeux, cela a été violent, parce que j`ai découvert que le sexisme se larvait partout : dans tous les milieux sociaux, dans mon travail, dans ma propre famille, etc. C`est intéressant de me souvenir que je me suis longtemps tenue éloignée du féminisme, car cela m`évite de juger les autres aujourd`hui... Je crois en la sororité : aller à la rencontre de toutes les femmes, qu`elles me ressemblent ou non.
Mais à vrai dire, j`aspire à davantage que l`égalité des sexes. Le féminisme auquel je crois n`est pas un jeu de chaises musicales. Il ne s`agit pas seulement de permettre à certaines femmes privilégiées d’accéder au pouvoir aujourd`hui détenu par les hommes. En arriver là reviendrait à exploiter d`autres humains : des femmes et hommes pauvres. Le féminisme que je défends s`accompagne d`une critique d`un système qui se nourrit des inégalités et abîme nos vies : le capitalisme.
J`essaie aussi de me souvenir que ma condition de femme blanche occidentale n`est pas universelle, c`est ce que démontre magistralement Bell Hooks dans ses ouvrages. De la même façon, les personnes LGBTQI+ traversent des expériences éloignées de mon propre quotidien. Mes convictions féministes m`invitent donc parfois...à me taire. Et à être à l`écoute d`autres parcours de vie. Le programme est donc vaste ! On aura peut-être besoin des générations suivantes pour le mener à bien...D`ailleurs je me pose beaucoup la question de la transmission des expériences politiques. J`ai le sentiment que nos mouvements ne sont pas suffisamment intergénérationnels, c`est dommage, nous avons besoin de l`expérience des femmes plus âgées.
Comme je l`ai dit plus haut, mon éveil au féminisme a été une expérience fondamentale dans mon parcours. Mais les groupes politiques sont souvent porteurs de normes, de morale... et de nouvelles injonctions ! On est toujours tenté de se réfugier dans un groupe, mais on risque d`y perdre son sens critique, de se « lisser », de tomber dans le piège du « eux » et du « nous ». Les rapports de pouvoir ne disparaissent pas par magie quand les femmes sont entre elles, bien sûr. Il faudrait être dedans et dehors. Puiser de la force dans le collectif mais parvenir à s`extirper pour ne pas perdre son indépendance de pensée.
Dans À mains nues, j`évoque à quel point l`imaginaire de la narratrice est pétri de clichés, véhiculés par les discours ambiants, le cinéma, la publicité... Elle se cogne à ses représentations sur l`amour, le couple, la sexualité... Nos sexualités sont le reflet des valeurs de nos société : culte de la performance, angoisse de l`échec, domination des hommes sur les femmes. Si l`égalité n`existe pas dans la société, elle ne sera pas non plus présente sous nos couettes ! Longtemps, la narratrice est davantage préoccupée par le fait d`être désirable plutôt que de désirer. Je crois que nous vivons dans une société où on apprend aux femmes à se détester, à se contrôler sans cesse. Certains hommes en souffrent aussi, d`ailleurs. Pour se libérer, la narratrice essaie de se considérer avec bienveillance. Et de rire d`elle même. Pas un rire grinçant, mais un rire tendre, qui accueille.
J`ai commencé à partager mes textes lors de scènes ouvertes. C`était pour moi la seule façon de les faire sortir du fond du tiroir. Cela a été une expérience très intense. La scène m`a aidé à faire entendre ce que je ne parvenais pas à dire dans ma vie quotidienne. J`avais le sentiment de me cogner à ma propre surface, sans parvenir à me dire. La scène a changé cela. Même si aujourd`hui, je suis plus sereine, l’expérience de la scène reste essentielle.
Être en rapport direct avec le public : sentir l`énergie qui circule entre la scène et la salle, les yeux qui brillent, les gorges qui se serrent. C`est une traversée collective. Du moins, quand il se passe quelque chose ! Parce que l`expérience de la scène c`est : on se lance et on verra. Il ne suffit pas d`être là pour être présente. C`est difficile d`être encore dans des mots qu`on a dit cinquante fois, de les incarner vraiment. Cet expérience m`intéresse beaucoup. Et puis c`est pour ça que j`écris : aller vers les autres. Enfin, je lis toujours mes textes à voix haute avant de les envoyer à mon éditeur. Cela m`aide à prendre conscience de la lourdeur d`une phrase, d`une répétition, et de trouver le rythme qui me semble juste.
Je pense que la question de l`autofiction compte assez peu. Peu importe la proximité entre autrice et narratrice. Ce qu`il faut, c`est que le texte tienne debout. Quand j`écris, j`essaie d`être au plus près de mon intime pour écrire les sensations, les réflexions qui me traversent, et surtout, ne pas me censurer. Puis, dans un deuxième temps, je relis mon texte comme s`il s`agissait de celui de quelqu`un d`autre. L`avantage du « je » c`est que l`on peut montrer toutes les contradictions qui traversent une seule et même personne. Cela évite d`être moral, de surplomber.
L`humour permet aussi d`éviter cet écueil, il invite à prendre de la distance, crée de la complicité avec le lecteur ou la lectrice. Et rire de quelque chose qui nous opprime, c`est une façon de reprendre le pouvoir. Mon « je » s`adresse à d`autres je, invite à une introspection intime, tend un miroir au lecteur ou à la lectrice. C`est dans l`écriture que cela se joue, trouver la bonne distance, cette fine frontière entre le privé et l`intime.
Sacrées sorcières de Roald Dahl.
La Vie devant soi de Romain Gary.
W ou le souvenir d`enfance de George Perec.
Le bonheur, désespérément d`André Comte-Sponville.
Mémoires d`Hadrien de Marguerite Yourcenar.
Gagner sa vie de Fabienne Swiatly (éditions La Fosse aux ours).
La Condition humaine d`André Malraux (Je venge ici la lycéenne que j`étais, qui s`est tellement battue avec ce texte !).
"Écrire, c`est faire confiance au vide." Simone de Beauvoir dans La Force de l`âge.
Peau de Dorothy Allison (Cambourakis). Passionnant !
Découvrez À mains nues de Amandine Dhée aux Editions la Contre-Allée
Entretien réalisé par Nicolas Hecht
Ronsard a écrit trois volumes de vers pour trois femmes différentes. La première et la dernière, Cassandre et Hélène, ne l’approchèrent point ; l’une parce qu’elle était trop belle et l’autre parce qu’elle était hideuse. C’est du moins ce qu’en disent ceux qui les ont connues ; mais Ronsard, ne voulait rien d’elles que leurs noms à mettre en sonnets, fit Cassandre plus belle encore que Cassandre, et daigna donner à Hélène tout ce que Dieu lui avait refusé. Aussi nous les voyons toutes deux incomparables.