- Même si on gagne la guerre, il y aura toujours des gens comme ça.
- Tu ne comprends pas : ces gens-là étaient là avant la guerre. Cette cochonne à l'épicerie trichait sur la monnaie rendue bien avant que les Boches aient l'idée de nous envahir.
Mathieu regarda Fernand. Lui à la mine pleine de bonhommie, un sourire toujours imprimé aux lèvres, savait aussi être intransigeant et acerbe. Mathieu le romantique découvrait Fernand l'idéaliste. Il comprit tout à coup que ce moment était important. Il se sentit mal à l'aise à l'idée que Fernand puisse penser qu'il n'était là que par nécessité, et non par choix.
- Tu as raison. Il faut "veiller"; Partisans à la marche ! Les gens que tu as décrits ne sont pas seulement vichystes ; ils sont mauvais. Et puis, tu sais, nous aussi on sera toujours là après la guerre !
Fernand le regarda, surpris : "Exactement !", lança-t-il. Son sourire de bambin lui éclairait à nouveau le visage.
Les premières lueurs de l'aube commençaient à lécher la vallée des monts d'Ardèche. Les deux hommes se tinrent debout. Pendant l'espace de quelques minutes, ils se sentirent happés par la beauté du paysage, comme au maquis, à la montée du drapeau. En émergeant de la vallée obscure, les silhouettes des châtaigniers centenaires, des noyers, les façades des maisons et jusqu'aux buissons les plus insignifiants semblaient vouloir leur dire quelque chose. De loin, les deux hommes sur la terrasse faisaient penser à des acteurs de théâtre, au lever du rideau.
Lorsqu'on est essoufflé, et qu'en plus on a peur, on suffoque à force de respirer sans bruit. Les poumons et les muscles semblent n'avoir jamais assez d'air. Charlie sent son coeur tambouriner jusque dans les tempes. De grosses gouttes suintent et perlent depuis le sommet de son crâne chauve. Il croit entendre la respiration de Gaston, accroupi juste devant lui. Il va pour poser la main sur le bois de la cabane et s'interrompt à temps : l'ennemi est là, juste derrière les planches. Il n'ose pas faire un seul mouvement. Il ne sent plus le poids des 12 kg d'explosifs qu'il porte depuis 5 heures. Seules ses mains sont encore douloureuses à cause de la corde. Soudain Charlie comprend : les respirations courtes et saccadées qu'il entend ne sont pas celles de son camarade, mais du soldat allemand. Tuer un homme peut-il ressembler à ce qu'il a déjà fait : Assommer un lapin, tuer une poule, égorger un cochon ? Il y a le sang, les soubresauts, la chaleur qui s'en va. Gaston jure dans sa tête: "Merde ! je panique." Mais très vite il se reprend : ils sont là. Il n'y a plus qu'à attendre que le garde sorte pour une ronde ou un besoin personnel. Le plan est bon. Dans un instant, le plus dur sera fini.
"Comment rester un homme ? se demanda-t-il. Ne pas se faire prendre vivant et puis c'est tout !" décida-t-il en remontant.