Le livre blanc de l'édition française : 1ère partie
- Emission de
MICHEL POLAC et de MICHEL VIANEY, consacrée au problème de l'écrivain et de l'édition en France - 1ERE PARTIE : ---
ALBA DE CESPEDES (vice président d'une
société d'écrivains) ---
GEORGES BELMONT (service de
presse) ---
ROGER GRENIER ---
ROBERT KANTERS (éditions DERVELL) - PRIX FEMINA (annonce 1967) : "Elise ou la vraie vie" par CLAIRE...
J’ai été prise d’une pitié dévorante à l’égard des souffrances qu’on inflige au corps de toutes les femmes. Depuis l’affront effrayant qu’il subit à l’adolescence jusqu’à la violence des noces, depuis la déformation de son ventre blanc jusqu’au déchirement de la maternité, à l’épuisement de l’allaitement, aux humiliantes souffrances de l’âge où la jeunesse l’abandonne.
–C’est une chose qui m’a toujours laissée songeuse.
–Quoi ?
–Cet empressement qu’éprouvent les hommes à mettre les femmes à l’abri de deux choses exclusivement : la faim et la mort. Les femmes les redoutent, mais pas plus que la majeure partie des hommes. En revanche, vous ne pensez jamais à les mettre à l’abri de bien des choses beaucoup plus à craindre, qui sont autour d’elles et en elles. Je ne veux pas qu’on me mette à l’abri.
Une femme, Sandi, c’est l’univers. La femme a, dans son sein, le monde entier, le soleil et les saisons, le ciel qui enveloppe les villes et les campagnes.
Il s'appelait Alexandre. Quand je naquis, quelques mois après sa mort, on me donna le nom d'Alexandra pour entretenir son souvenir et aussi dans l'espoir de voir se manifester en moi quelques uns des mérites en raison desquels sa mémoire était impérissable. Le lien m'unissant à ce petit frère pesa beaucoup sur les premières années de mon enfance.Je ne parvenais pas à m'en dégager. Quand on m'adressait des reproches , on me faisait remarquer qu'en dépit de mon nom je trahissais l'espoir qu'on avait mis en moi, et on ne manquait pas d'ajouter qu'Alexandre ne se fût jamais permis d'agir ainsi. Même si je méritais une bonne note à l'école ou faisais preuve d'application et de franchise, on m'enlevait la moitié de mon mérite en insinuant que c'était Alexandre qui s'exprimait par mon intermédiaire. Cette abolition de ma personnalité me rendit sauvage et taciturne. (p. 8)
Claire me parlait avec chaleur. "Il est certain qu'il faut toujours avoir un but dans la vie: tu as tes enfants. Quand on a un but, on n'a pas besoin du menu bonheur quotidien: on poursuit ce but et on renvoie toujours à plus tard l'occasion d'être heureux. Même si on n'atteint pas son but, la tentative même qu'on fait pour l'atteindre est déjà un but de vie et un bonheur. Au fond, c'est ça qui m'a fait travailler, plus que le gain. J'étais lasse d'attendre d'être heureuse par le fait d'un homme ou d'un autre. C'est cet espoir de bonheur qui use une femme tous les jours un peu plus, qui la détruit. Toi, tout le temps que tes enfants ont mis à grandir, tu pouvais l'oublier. Tu as attendu qu'ils commencent leurs premiers pas, qu'ils aillent à l'école, qu'ils fassent leur première communion, et maintenant, n'est-ce pas? tu attends qu'ils aient leur doctorat, qu'ils se marient, et le temps passe. - C'est vrai, ai-je répondu, le temps passe." Le ton de ma voix et l'expression de mon visage ont dû sembler insolites à Claire, car elle m'a demandé ce que j'avais. J'aurais voulu lui dire que, désormais, les enfants sont grands, que je n'ai donc plus rien à attendre. Mais, en me levant pour m'en aller, je me suis contentée de lui dire avec un sourire: "Rien du tout. Je pensais, simplement, qu'en effet le temps passe".
Me voilà obligée de nouveau d’écrire la nuit. Pendant le jour, je n’ai pas un instant de répit. Du reste, je m’aperçois que personne ne s’étonne ou ne proteste quand je suis debout, le soir, en déclarant que j’ai encore quelque corvée. N’avoir que cette heure de solitude pour écrire me fait comprendre que c’est la première fois — après vingt-trois ans de mariage — que je consacre un peu de temps à moi-même.
"[...] nous ne sommes contents de bien réussir qu'en raison de ceux qui doutent de nous."
Et, ce disant, elle me serrait contre elle. Elle ne s'en rendait certainement pas compte, mais chez elle aussi, cette façon de me serrer était désespérée. Je frissonnais: mon esprit s'égarait dans un brusque attendrissement sur ma condition de femme. Nous faisions partie, me semblait-il, d'une espèce noble et malheureuse. Emanant de ma mère, de la mère de ma mère, des héroïnes des tragédies et des romans, des femmes qui regardaient dans la cour comme au travers des barreaux d'une prison (...) je sentais peser sur moi une infélicité séculaire, une inconsolable solitude. (p. 57)
Mireille [fille de la narratrice] était sortie avec son amis Jeanne, heureusement; car elle ne nous eût pas caché sa colère, son ennui de rester à la maison avec nous. Elle en parle toujours avec irritation sans penser que, peut-être bien, moi aussi je m'ennuie quand je reste à la maison avec les enfants, les jours fériés et le soir. Mais si Mireille a le droit de le dire, il n'en est pas de même pour moi. Les enfants peuvent proclamer hautement qu'ils se morfondent avec leurs parents, une mère ne saurait avouer qu'elle s'ennuie avec ses enfants sans paraître dénaturée.
Dans la cour, toutes les fenêtres étaient noires et je respirais le sommeil de nos voisins comme une fumée dense, au pouvoir soporifique.