Je n'ai lu "le" roman sur bien après sa sortie, quand, naïvement, je pensais - et
Rushdie lui-même- que la violence, la polémique et l'angoisse semblaient éteintes. Je l'avais jugé pour ses qualités littéraires, pas pour ce qu'il représentait, l'ayant trouvé un peu long et inégal, sans percevoir d'ailleurs ce en quoi il avait pu être interprété comme subversif. Bref, j'avais lu un roman, je l'avais jugé comme ainsi, pour l'histoire, le style, les personnages
Et puis... Il y a eu ce douze août, l'attentat, le couteau - et "A", celui qui le tenait, mais qui ne mérite pas d'être considéré. Il n'a pas de nom, car il ne mérite pas de devenir un personnage, il ne mérite pas d'être dans le roman - ou l'autobiographie, ou l'essai... qu'importe - qu'a écrit
Rushdie, celui-là même que l'on est en train de lire, dans une démarche quasiment proustienne.
Le couteau donne son titre au livre, non l'assassin, parce que, lui, est érigé en personnage du livre, il est plus réel et matériel que cet homme sans identité, sans humanité -
Rushdie l'appelle aussi "l'âne", qui n'est réduit qu'à être le figurant imaginaire d'un dialogue dans la tête de
Rushdie, enfermé dans son esprit comme dans sa prison. Ce couteau renvoie à d'autres dans l'histoire, la mythologie ou la littérature, dans les mains d'autres assassins prétendant agir par idéologie. Ayant été atteint corporellement,
Rushdie raconte donc longuement ses souffrances physiques et sa lente reconstruction, sans pudeur mais sans pathos, cliniquement mais avec de l'humour parfois.
L'oeil aurait aussi être cité dans le titre, l'oeil de
Rushdie devenant un personnage également. Cet oeil perdu symbolise lui seul l'attaque et ses séquelles - voire, pour certains fanatiques, la e caractère diabolique de
Rushdie. Mais c'est l'oeil de l'écrivain, celui qu'il pose sur le monde sur les hommes, sur ses personnages. Comment écrire donc s'il ne peut plus observer ses semblables ?
Tout le livre est une réponse, et une victoire. Une victoire sur la mort :
Rushdie a survécu. Et une victoire sur le fanatisme et l'ignorance qui voulaient le faire taire : il écrit et publie à nouveau, et c'est son héroïsme.
Rushdie écrit sur la vie et ses plaisirs physiques : contempler un lever de lune sur un lac, manger au restaurant, boire, profiter de ses amis, sur la famille - son fils qui le rejoint, sa petite-fille qu'il rencontre à sa naissance, sur l'amour. le texte est une déclaration d'amour a sa femme, qui commence par une rencontre digne d'une comédie romantique, et qui l'assiste "pour le meilleur et pour le pire".
Cela pourrait être un essai fastidieux sur le fanatisme, c'est un conte de fée qu'on lit, avec certes son méchant, mais aussi ses bonnes fées - les docteurs et infirmières, sa princesse et sa fin qui pourrait être "et ils vécurent heureux, très longtemps".