Aux environs de 200 de notre ère Palmyre vient d'être élevée au rang de colonie d'Empire par les Romains. Elle dresse ses temples, sanctuaires, tours, colonnades et bâtiments publics en limite de désert, au milieu d'un vaste terroir où une agriculture est encore possible. La cité est vivante et active depuis déjà deux mille ans ; propriétaires et nombreuse domesticité, paysans modestes ou miséreux, riches négociants ou magnats de l'import export, boutiquiers, tribus, peuplent ce vaste territoire dont la ville n'occupe qu'une petite partie. Une population qui parle ou écrit l'araméen et une élite urbaine et hellénisée cohabitent (le grec étant la langue internationale de l'époque). Voilà Palmyre que fait revivre
Paul Veyne, montrant les vestiges témoins de l'histoire d'hier, pour parler des ruines d'aujourd'hui.
Palmyre, entre Euphrate et méditerranée, oasis de quelques dizaines de milliers d'habitants est une étape obligée sur la route des épices, de l'ivoire, des perles et des étoffes entre la Chine, la Perse et l'occident. Prospérité bâtie sur ce commerce somptuaire qui a fait sa réputation caravanière. Portrait d'une ville antique dont
Paul Veyne tente surtout de faire toucher du doigt la culture mixte, au lecteur : « Elle détient un record en matière de richesse du mélange ; on a beau parcourir des yeux la carte de l'Empire, on ne voit pas où auraient pu se rencontrer un plus grand nombre d'influences : la vieille Mésopotamie, l'antique Syrie araméenne, la Phénicie, un peu de Perse, davantage d'Arabie ; brochant sur le tout, la culture grecque et le cadre politique romain. » (p.104) Et de conclure :
« Le chauvinisme culturel, invention du XIXe siècle, écrit
Ernest Will, n'avait pas cours dans l'Antiquité ».
Cent quarante pages environ, écrites dans l'urgence, un texte bref et littéraire, citant
Baudelaire et
Hölderlin, où l'histoire devient intelligible, les réalités économiques, sociales, artistiques, visibles. Diversités des échanges, coexistence des styles, des coutumes, des croyances, des cultes et des dieux – pas moins d'une soixantaine de divinités sont honorées, dont Bêl et Baalshamîn (le temple de Bêl et celui de Baalshamîn ont été détruits le 23 et le 30 août 2015). Un texte où l'épopée d'Odainath et sa veuve, la reine Zénobie, entre 259 et 274, est bien sûr racontée, et prend un relief tout particulier dans le contexte terriblement troublé du troisième siècle rappelle l'historien, mettant en garde contre toute lecture nationaliste de cet épisode (p.69).
C'est en étant hybride que Palmyre, confiante dans sa capacité à absorber des cultures étrangères et quatre fois millénaire, est devenue elle-même, résume
Paul Veyne. L'empreinte de cette identité « patchwork » est gravée sur les centaines d'inscriptions et sur les monuments et les vestiges que la vieille cité a légués. Vision multiculturelle insupportable aux yeux de tous ceux qui ne veulent connaître qu'une seule culture. Ni pèlerinage archéologique, ni exposé historique factuel, ce texte, au-delà de sa qualité narrative, loin d'être bâclé, semble apporter une réponse de portée plus universelle au pourquoi des massacres, saccages et destructions commises par Daech à Palmyre. Sous la pression de son âge avancé et dans l'émotion d'une actualité qui fait s'entrechoquer un présent macabre et terrifiant au passé le plus lointain, l'historien avertit ou simplement rappelle à nos mémoires oublieuses qu'assassiner les hommes, premier des scandales, ne suffit jamais aux terroristes de tout poil, qu'il leur faut aussi abolir l'esprit des hommes et faire donc disparaître toutes les traces matérielles de sa très longue existence. Livre dédié à Khaled al-Assaad, assassiné pour "s'être intéressé aux idoles".