Cette lecture n'est pas la résultante de la disparition récente du regretté
Jean Teulé ; ce livre faisait partie de ma PAL ( acronyme djeun... sourire ) et s'il figurait dans ces livres en attente d'une mise en relation, c'est qu'après avoir lu - Ô
Verlaine - et - Je,
François Villon -, j'avais décidé de poursuivre mes aventures dans l'univers singulier de cet auteur iconoclaste.
Ce que beaucoup qualifient ( à raison ) de biographie, est plus à mon sens le récit de la vie de
Baudelaire vue à travers le regard ( certes globalement respectueux des faits avérés par les biographes et historiens du poète ) très imaginatif de cet écrivain tout à la fois homme de plume, homme de cinéma et de télévision et auteur de bandes dessinées.
Il ne faut pas approcher cette lecture, ce serait une mauvaise approche, comme on aborde la biographie scrupuleusement étudiée et quelquefois ennuyeusement rapportée de la vie de l'auteur des - Fleurs du mal -.
La meilleure approche, à mon sens, consiste à embarquer pour un film télé ou ciné, un conte, une BD sur la vie de ce génie que "ses ailes de géant" ont empêché de marcher comme les "autres"...
Et là, croyez-moi, débarrassé de tout formalisme académique, de tout a priori "intellectualisant" on entre en 3D dans ce Paris de la Restauration et du second Empire que
Teulé parvient à restituer de manière palpable, charnelle... et si l'on se balade dès potron-minet près d'un hôtel "interlope", on peut avoir la chance de voir soudain se dessiner deux silhouettes quittant à la ficelle ledit hôtel.
Et si, la chance et une bonne vue aidant se mettent de la partie, l'une des deux silhouettes, celle d'un petit bonhomme d'1,65m et l'autre celle d'une immense mûlatresse d'1,84m, pourraient bien être les silhouettes d'un dénommé
Charles Baudelaire et d'une supposée nommée Jeanne Duval...
L'histoire commence par la fin ( procédé narratif on ne peut plus classique et banal ).
Baudelaire sort de l'église
Saint-Loup de Namur ( Belgique ) et s'écroule victime d'un AVC ; il a 46 ans.
Il est hémiplégique et aphasique ; le seul mot qu'il parvient à articuler encore et toujours est " crénom", interjection utilisée comme juron ( sacré nom de Dieu ! ), censé exprimer la surprise, l'impatience, la colère...
Point mort encore, il est placé à l'institut-couvent Saint-Jean-et-Sainte Élisabeth de Bruxelles d'où une petite dame de 72 ans, sa mère, vient le libérer, libérant par la même occasion les soeurs et le personnel que ce personnage outrancier a malmené durant son séjour de tout ce qui lui reste de venin à distiller sur ce genre d'institution et celles et ceux qui le servent ; un monde et des êtres qui sont aux antipodes de ce qu'est
Baudelaire.
Jean Teulé n'a plus qu'à dérouler le fil de vie du poète... de sa naissance à sa mort.
Pour celles et ceux qui connaissent la vie de
Baudelaire, inutile de rééplucher ici son CV... la naissance dans un milieu aisé, l'adoration mortifère pour sa mère, le décès prématuré de son père deux fois plus âgé que son épouse, l'héritage de 100 000 francs-or qui l'attend à sa majorité ( 21 ans ), le remariage de sa mère avec le commandant Aupick ; une trahison qu'il ne pardonnera jamais à "la femme de sa vie", le sabotage de ses études avec comme punition un voyage d'un an sur le Paquebot-des-Mers-du-Sud, voyage écourté par l'écoeurement du jeune
Baudelaire pour
l'ennui, pour la mer, pour la vie en communauté, pour la privation de liberté. Puis c'est le retour à Paris, un an et demi de folle liberté et de dépenses somptueuses grâce à l'héritage de son père, la fréquentation des bordels, des prostituées, de la bohême, sa rencontre avec la "grande" Jeanne Duval qui lui colle la syphilis, son addiction aux drogues ( haschich, opium, éther à des doses chevalines ), la mise sous tutelle du poète et de son héritage, sa vie devenant alors une course contre les huissiers et les dettes, sa lente descente aux Enfers entouré de ses démons... avec comme point d'orgue l'accouchement dans la douleur de son oeuvre majeure -
Les fleurs du mal -, le procès qui s'ensuit avec la condamnation de son éditeur... qui fait faillite, son exil en Belgique jusqu'à l'accident de l'église
Saint-Loup, sa mort le 31 août et ses obsèques entre canicule oppressante et violent orage.
Son dernier voeu non respecté concernant son épitaphe qu'il avait libellée ainsi :
"Ci-gît, qui pour avoir trop aimé les gaupes,
Descendit jeune encore au royaume des taupes"
En gros, c'est ce que tous ceux qui ont un peu fréquenté l'école savent sur la vie du poète.
Bien évidemment
Jean Teulé y introduit des éléments plus riches, plus denses... des anecdotes et des "détails" moins connus où vérité historique et extrapolation fictionnelle se mêlent de manière tout à fait plausibles.
Je citerai sa "liaison" éphémère avec Apollonie Sabatier, la "femme piquée par un serpent", rendue célèbre par le sculpteur Clésinger ( sculpture après moulage...), dont
Baudelaire s'entiche comme on le fait d'une Déesse, lui envoyant des poèmes anonymes, et lorsqu'il est découvert et que la Déesse ( "la plus belle femme de Paris") s'offre à lui, redevenue simple mortelle,dans la chambre d'un hôtel parisien, c'est le flop pour les deux, la brouille et la rancoeur ; un albatros n'a rien à faire sur terre...
Je peux ajouter les épisodes ayant trait à la fresque de Courbet, fresque pour laquelle Charles et Jeanne ont posé côte à côte et qu'au gré des ruptures et des retrouvailles avec Jeanne, Charles exige de l'artiste tantôt qu'il efface Jeanne, puis lui demande de la repeindre et ainsi de suite...
Et il y a l'exemplaire original des - Fleurs du mal - que le fils a fait relier d'une peau et d'un téton de femme morte ( obtenu(e)s grâce à un interne de ses amis ) à l'intention de sa mère et qui lui est offert en cadeau posthume...
Tout ça relève de l'Histoire et de ce que
Teulé le conteur a "interprété" de cette Histoire pour nous la rendre contemporainement vivante.
La technique narrative de Jean
Teulé n'a rien non plus de très original. Il reprend dans "Crénom", les outils qu'il avait utilisés pour "
Verlaine" et "Villon"... probablement aussi pour "Rimbaud", que je n'ai pas encore lu.
Chapitres scandés par quelques-uns des illustres poèmes de
Baudelaire : -
L'albatros -, - À une passante -, - Les petites vieilles -, utilisant d'autres poèmes pour faire vivre la narration sous forme de lettres, de dialogues, de pensées : - La charogne -, - La muse vénale... tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle -, - La servante au grand coeur -, - le vin de l'assassin -, - À celle qui est trop gaie -, - Enivrez-vous -, - L'aube spirituelle -, - L'irréparable -, - L'ennemi -, - N'importe où hors du monde - etc...
Certains sont proposés intégralement, d'autres ne le sont que partiellement... surtout lorsqu'ils sont prétexte à exprimer une pensée ou utilisés comme éléments de dialogues.
J'ajoute les illustrations, photos, peintures ou les "copies" des interminables annotations des feuillets du manuscrit de -
Les fleurs du mal -.
Au milieu de cette syntaxe baudelairienne d'insère avec plus ou moins de
bonheur celle du conteur. Et je dois avouer que l'ensemble est plutôt inégal, quelquefois heurté, en tous les cas de moins bonne facture que ne le fut la plume inspirée qui écrivit la biographie de
François Villon.
Reste le portrait de
Baudelaire tel que perçu par
Teulé et dépeint dans cet ouvrage.
Un enfant unique débordant d'une passion malsaine (?) pour une mère "infidèle", devenu un adulte fantasque, caractériel, asocial capable de violence, de cruauté, un misanthrope débauché, un homme à la sexualité que certains qualifieraient de "perverse", "déviante", un polytoxicomane défoncé H/24.
Un génie maudit totalement décalé et inadapté à un monde qu'il ressent comme un coup de poignard, dont il ne peut se passer des plaies que lui cause la lame qu'il s'obsède à effiler obstinément.
Un des plus grands poètes dans le panthéon de la poésie mondiale.
J'ai lu ce livre avec le plaisir qu'offre la plume de Jeant
Teulé, toute de malice, de truculence, de verve, de gouaille, de savoir-faire, de trouvailles, de travail, de talent pour son art et pour la vie.
PS : au terme de cette lecture, je me suis demandé si le procédé narratif de
Teulé consistant à utiliser les textes composant -
Les fleurs du mal - comme éléments de récit, de mise en scène, de décor, de dialogues, de pensées etc, n'était pas un vaste puzzle contenant toutes les pièces de l'oeuvre du poète. Je ne me suis pas livré à ce listage... si quelqu'un l'a fait et a une réponse à me proposer...