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Le temps vieillit vite » (Il Tempo Invecchia In Fretta) est un recueil de neuf nouvelles écrit par l'italien
Antonio Tabucchi en 2009. Édité en avril 2012 chez Gallimard dans la collection Folio, rédigé dans les dernières années de la vie de l'auteur (décédé en 2012), cet ouvrage de 196 pages met en scène des « histoires qui ont existé dans la réalité » et toutes ces histoires tournent autour de la question du rapport au temps de la condition humaine.
Loin des essais ennuyeux ou des analyses philosophiques réservées aux initiés, cet ouvrage conduit le lecteur à pénétrer dans l'intimité de neuf personnages. Ceux-ci exposent ou laissent apparaitre à leur manière une petite tranche de leur vie : ainsi, une épouse sans enfants se demande quel est son destin ; un ex-officier en vacances se demande de quoi sera fait son avenir ; une vieille dame hospitalisée se demande si la Faucheuse va lui rendre visite ; un vieillard évoque avec son fils le passé et l'avenir ; un général en retraite se demande s'il était utile d'envahir la Hongrie ; un ex-agent secret qui a trahi son épouse pour se jeter dans les bras de son amante se demande quel est le sens de sa vie.
Il n'y a pas de voyeurisme dans tout ça, mais plutôt une réflexion sur le temps, lequel fait intimement partie de notre condition, une réflexion sur le temps et sur la conscience que nous en avons. Car en chacun de nous se mêlent et se démêlent à un rythme incontrôlé nos souvenirs et nos tentatives de recomposer notre paysage mémoriel, quitte à y incorporer un peu de nos rêves, le tout sur fonds d'incapacité à maitriser le passé et l'avenir, à partager avec autrui nos propres souvenirs et nos interrogations quant à l'avenir. Incapacité à partager car le problème ne réside pas tant dans la difficulté à communiquer avec l'autre, que dans l'impossibilité de trouver chez autrui les mêmes repères, les mêmes clés de lecture, les mêmes expériences, avec le rythme, l'intensité et l'intimité qui nous sont propres, car tout simplement chacun d'entre nous est unique. L'ouvrage est également l'occasion pour
Tabucchi de poser au passage la question de la réalité du temps : droite ou cercle, fugace ou perpétuel ? Qui le sait ? Au fil des pages, le lecteur mesure la fragilité de la condition humaine, fragilité individuelle (naissance, vieillesse, amnésie, folie, mort) et collective (dégradation et disparition des constructions humaines, artistiques ou politiques).
Une sorte de révolte contre les dégâts du temps ? Bâti comme une mosaïque d'instants volés, miroir de la vie des autres, le livre contient probablement des fragments de notre passé et de notre avenir, à tous. Les histoires sont courtes, pour autant pas bâclées, et vraies. Sur un ton détaché, avec la distance qui sied à l'entomologiste disséquant un insecte, avec beaucoup d'humanité et de compassion pour ses semblables, un zeste d'humour et de la poésie,
Antonio Tabucchi nous livre en fait son ressenti sur la vie et sur le rapport de l'homme au temps. Sans marteler faits, opinions et jugements de valeur, orchestrant magnifiquement les doutes et les fragilités de vies tirées au hasard, il met son écriture à notre service, et, en douceur, il nous fait découvrir le fil rouge de l'ouvrage : le temps est une succession d'instantanés reliés par le fil de notre conscience, et nous ne sommes pas comme le chat de
Schrödinger assis au fond d'une boite en train d'attendre une mort certaine car pour l'être humain le temps de la physique n'est pas le seul temps qui existe, et en tous cas il n'est pas le temps véritable.
Philologue, professeur, traducteur de
Pessoa, usant d'une maitrise totale des mots et du raisonnement,
Tabucchi nous livre, avec recul et expérience, une réflexion profonde sur le sens de la vie. Il n'en faisait pas mystère, lui qui avait une forte attirance pour le rapport entre temps et modernité. Avec ces nouvelles, il tente d'apprivoiser la vieillesse (la sienne) et la mort. Était-il en quête d'une certaine immortalité ? Peut-être. Imposant le temps comme un hyper-personnage, dominant tous les autres, usant de récits volontairement brefs,
Tabucchi gagne un défi contre lui-même, lui qui n'a jamais réussi à écrire de romans. La vie est certes illogique et incompréhensible, mais avec ce livre qui cherche à comprendre, avec ce long monologue intérieur où pas un mot n'est de trop,
Tabucchi nous livre un chef d'oeuvre. Oui, bien sûr, certains diront qu'il enfonce des portes ouvertes, qu'il nous promène dans un labyrinthe, sans fin, que ces nouvelles ne sont qu'une régression funèbre auto-référentielle. Que dire, si ce n'est que ce sont des esprits chagrins, des jaloux et des sans-coeur. Pour ma part, j'ai beaucoup aimé, et je mets cinq étoiles, tout en déconseillant toutefois le livre aux dépressifs.