Fable à tiroirs et melting pot décisif de mythologies et de croyances réputées indispensables à la survie du peuple religieux, un redoutable roman d'humour sérieux pour écouter différemment les récits prétendant structurer nos visions du monde.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/11/05/note-de-lecture-levangile-selon-myriam-ketty-steward/
Confinés dans les interstices laissés libres par la puissante Babylone, les membres de l'Église des Derniers Temps (qui, attention, malgré l'apparente familiarité de leur nom, ne sont pas les Saints des Derniers Jours) survivent dans l'extrême discrétion, dans ce monde qui pourrait être post-apocalyptique, mais qui pourrait tout aussi bien être une simple poursuite naturelle de la pente, par la main réputée invisible du marché, des inégalités contemporaines criantes entre les plus riches (avec leurs cohortes de mercenaires et d'aspirants intégrés) et les plus pauvres (avec la masse de celles et ceux pouvant tomber et les rejoindre à tout instant). Toujours est-il que dans leur vie itinérante parfois si proche de la fuite pure et simple, ces croyants ont perdu l'écrit, ne disposant plus en guise de culture commune intellectuelle que de fragments dépareilllés de Bibles et de récits transmis plus ou moins soigneusement le soir à la veillée.
Mais voici que se lève Myriam, fille de prédicateur fameux mais côtoyant d'un peu trop près peut-être certaines opinions jugées ici hérétiques, fille au tempérament rebelle, peu douée – dit-on – pour les tâches vitales de chimie ou de mécanique, de culture des champignons ou de cuisine, mais miraculeusement particulièrement apte – visiblement – pour entreprendre, à la demande expresse – fût-ce par le truchement d'intermédiaires – de Dieu, la reconstitution d'un corpus écrit pour son peuple discutablement élu. Ce sera donc l'Évangile selon Myriam.
On sait depuis son magnifique roman autobiographique («
Noir sur blanc », 2012) à quel point
Ketty Steward connaît de l'intérieur le phénomène religieux, pour avoir été rudement exposée, dans sa prime jeunesse, à quelques-uns des pires travers et perversités des croyances ritualisées, aveuglantes et masquantes. On sait aussi depuis les redoutables «
Confessions d'une séancière » (2018) comme elle sait saisir un conte traditionnel, le réécrire, le re-poétiser et en sublimer le potentiel de surprise et de subversion. Quel bonheur alors de voir maintenant converger ces deux lignes de force de son travail, avec cet « Évangile selon Myriam » paru chez Mnémos en octobre 2021, en imaginant la re-création des mythes fondateurs d'une religion chrétienne (mais d'autres candidates auraient sans doute été possibles, avec d'autres corpus de textes « sacrés » à malaxer) ayant été partiellement atomisée, et devant faire renaître ses écrits fondateurs de leurs cendres, pour le meilleur et pour le pire. La joie redouble lorsqu'apparaît manifeste le parti pris de l'autrice, forte de sa maîtrise des codes, des motifs et des historiques science-fictifs (que l'on songe à ses belles nouvelles de «
Connexions interrompues« ou à celles, plus récentes, figurant par exemple dans les anthologies « Au bal des actifs – Demain le travail« ou « Sauve qui peut – Demain la santé« ), d'inscrire cette quête langagière et sémiologique sous le signe du savoir disparu et du savoir à retrouver – aux risques majeurs et savoureux des bifurcations interprétatives – comme l'avaient imaginé les pionniers Walter Miller Jr. (« Un cantique pour Leibowitz« , 1959) et
Russell Hoban («
Enig Marcheur« , 1980).
Ketty Steward n'utilise pas la même forme de malice théologique que le
James Morrow de «
La trilogie de Jéhovah« ou de «
Lazare attend« , ni la même forme de réécriture directe que l'
Angela Carter de «
La compagnie des loups« , mais englobe et subsume leurs possibilités à sa manière bien particulière désormais. En convoquant le Créateur et Lucifer (mais aussi l'exceptionnel Alphonse – dont on vous laissera découvrir la noirceur toute spécifique et le lien indéniable qu'il établit avec les analyses langagières performatives, aussi, de
Sandra Lucbert dans «
le ministère des contes publics« , justement), la Belle au Bois Dormant et Adam, Caïn, Abel et le Petit Poucet, Jacob, Ésaü et l'Ogre, Jonas et Cendrillon, Jésus, Marthe, Marie et Lazare aux côtés de Martin Guerre, le Petit Chaperon rouge et l'empereur Huángdì, sept chevreaux, un loup rusé et un vilain petit canard, Salomon et une peau d'âne, et bien d'autres, mais en les inscrivant sous la souple férule de citations récupérées de
Milan Kundera, de
Stefan Zweig et de
Michael Jackson, l'autrice révolutionne avec un considérable humour sérieux la manière dont se construisent les mythes, la manière dont ils se structurent en corpus plus ou moins cohérent mais en tout cas toujours opératoire, pour le meilleur et pour le pire, et la manière dont les récits populaires partagés en systèmes flous de croyances peuvent émanciper ou contraindre, selon l'idéologie qui les sous-tend, consciemment ou non – rejoignant d'ailleurs les résonances sourdes du « New Italian Epic« chers aux
Wu Ming et à
Valerio Evangelisti. Leçon flamboyante de poésie et leçon discrète de science politique historique, à moins que ce ne soit le contraire, « L'Évangile selon Myriam » est de ces redoutables livres-jeux qui peuvent transformer secrètement votre propre façon de regarder le monde et d'écouter les récits qui luttent pour le structurer.
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