Comment défendre un meurtrier qualifié de "monstre" ? La question se repose à chaque crime innommable. Pour beaucoup, le "monstre" n'a pas lieu d'être défendu et n'a que ce qu'il mérite, voire devrait être exécuté tant son forfait est odieux. Pourtant, si, comme l'écrivaine
Leslie Kaplan, on postule que "l'inhumain fait partie de l'humain", il faut donc aller chercher ce qui a engendré cette part d'inhumanité et débusquer ce que le "monstre" peut receler d'humanité.
C'est ce que fait
Véronique Sousset dans ce livre judicieusement intitulé "
Défense légitime", contrepoint pertinent à la "légitime défense" que serait l'exécution du criminel, selon les partisans de la loi du Talion.
Véronique Sousset a l'art d'emmener le lecteur là où il ne s'attend pas. Avant "
Défense légitime", paru en 2017, j'avais lu "
Fragments de prison", sorti en mars 2022. Alors qu'on s'attend de la part de cette experte à une dissertation sur l'univers carcéral,"
Fragments de prison" est une galerie de portraits de détenu.e.s, portraits nés de la rencontre entre l'autrice, directrice de prison (+ avocate 4 ans, phase qui a donné naissance à "
Défense légitime") et les condamné.e.s et de l'écoute de ceux/celles-ci. Au lieu d'une somme théorique, il en résulte une fresque impressionniste ou pointilliste. le terme "fragments" a également une valeur déontologique : l'autrice concède que son livre n'est pas une somme sur la prison.
De même, le public qui s'intéresse aux "monstres" pourrait, comme je l'ai pensé, attendre de "
Défense légitime" le récit de la vindicte populaire contre l'accusé et contre son avocate (entre cent exemples, on se souvient de la curée contre Patrick Henry,
Christian Ranucci, du quasi lynchage, lors d'une tentative de reconstitution, de l'avocat Henri Leclerc, défenseur de Richard Roman, que son comparse Didier Gentil innocentera, le dernier jour du procès). Rien de tout cela. "
Défense légitime" est un plaidoyer "au fond", comme on le dit d'un jugement, un écrit "à l'os" contre les a priori.
Véronique Sousset clame que défendre n'a pas pour but de rendre l'accusé aimable et encore moins de le faire aimer : « Vous défendre afin de vous redonner cette part d'humanité que nous partageons. Je vous ai aussi redonné le sens de la dignité. Il est important que vous puissiez dire qui vous êtes ». « Il ne s'agit pas de sauver mais de justement condamner. Ne rien montrer mais toujours démontrer. »
Il est navrant, pour ne pas dire scandaleux, que l'institution descende au niveau de la vox populi et en rajoute dans l'outrance. « Tant que j'aurai la charge de ce dossier, soyez convaincus, Madame et Monsieur, que je m'opposerai à ce que vous revoyez vos enfants », tranche la juge des enfants en réponse à la sollicitation par V. Sousset que le "monstre" puisse revoir ses enfants. Comme dit si bien l'autrice, "on cadenasse, on verrouille, on gomme la réflexion au profit de la répression. Pour quel gain ? Sinon celui de la bonne conscience. Ce dossier est difficile mais il n'empêche pas d'être lucide. On peut défendre un monstre et ne pas se résoudre aux raccourcis de la morale. Si elle est un socle indispensable au bien-jugé, elle ne peut tenir lieu de motivation d'une décision. »
Parfois, c'est un quidam qui sauve l'honneur, tel cet ami perdu de vue du "monstre" qui accepte de faire le déplacement au procès contre l'accord de sa femme : « Pourquoi vas-tu là-bas ? Tu ne le voyais plus depuis des années, vous vous étiez perdus de vue, qu'est-ce que tu peux leur dire ? Tu ne penses pas qu'il mérite ce qui lui arrive après ce qu'il a fait ? Il a un avocat, non ? C'est déjà bien ! Qu'est-ce que tu vas perdre ton temps et une journée de congé en plus ! Tu aurais mieux fait de... »
Et l'avocate parvient à faire émerger la part d'humanité du "monstre". Une dissection issue, comme dans "
Fragments de prison" de la rencontre tissée au fil des jours. Preuve de ce tour de force : à l'issue du procès, la présidente d'une association de défense des enfants est venue lui demander d'être conseil de l'association.
Le récit fait également un sort au statut de l'avocat commis d'office puisque c'est celui qu'a campé V. Sousset dans cette affaire. le public croit que c'est un avocat par défaut, et donc au rabais. Certes, l'avocat commis d'office est désigné par une autorité judiciaire (bâtonnier ou président de juridiction) ou à la demande du justiciable qui n'en a pas ou n'a pas eu le temps d'en trouver un. Mais, d'une part, l'avocat.e pressenti.e peut refuser la proposition. S'il ou elle accepte, il/elle s'emploie à défendre l'accusé.e exactement comme il/elle le ferait s'il/elle avait été expressément choisi.e. Comme V. Sousset l'a fait avec le "monstre".
Un livre fort qu'il faut lire posément car les pages sous-tendent des réflexions philosophiques sur l'Homme, sa part noire et la façon de l'appréhender. Un livre encore plus fort dans cette époque (avis écrit en 2023) tourmentée ou le "binarisme" (bien-mal, blanc-noir, innocent-coupable...) fait florès dans tous les domaines.